— C’est ce qui s’appelle faire scientifiquement sa cour, déclara Bithras. Tout à fait inhabituel. La Terre courtisant Mars. Charles Franklin a-t-il discuté de ces choses avec vous ?
— Non. C’est-à-dire… euh… Je crois qu’il m’a parlé du « continuum de Bell » et de quelque chose d’autre. Des « voies interdites », un truc comme ça. Il n’a pas insisté. Ça ne m’intéressait pas tellement.
— Dommage, fit Bithras. Vous aviez une occasion en or, à la fois de vivre une aventure sentimentale avec Franklin et d’apprendre quelque chose d’extrêmement important. Il aurait pu vous confier un secret.
— Même s’il l’avait fait, je n’aurais rien compris.
— Le continuum de Bell, d’après mes documentalistes, est la clé d’une théorie révolutionnaire en physique. Les Olympiens appellent les univers des « destinées ».
Je secouai la tête. Je ne comprenais toujours rien à tout ça.
— Nous sommes tous concernés, Casseia, parce que Cailetet Mars est en train de subir des pressions pour se couper de tout financement tharsique, quelle qu’en soit la provenance.
— Cailetet est une compagnie lunaire.
— Bien sûr, mais dominée par la GAEO, et Cailetet Mars aimerait bien jouir d’un peu plus d’indépendance. En même temps, Franklin a été contacté par l’université de Stanford pour que leurs recherches soient fusionnées en un seul programme et qu’il aille sur la Terre continuer ses travaux. On lui fait miroiter l’accès aux penseurs les plus avancés, y compris les LQ. Naturellement, son salaire personnel grimperait en conséquence, et ils promettent également de faire quelque chose pour aider à résoudre les difficultés financières de Klein. Qui sont largement dues, inutile de le préciser, aux agissements de la GAEO.
— Il accepte ?
— Il a transmis la proposition à Klein, ce qui est la moindre des politesses au sein d’une famille, et Klein en a informé le Conseil, également par courtoisie. Le Conseil, à son tour, a fait passer l’information aux principaux commanditaires de la recherche tharsique. Non, il n’a pas accepté. C’est un jeune homme remarquable. Alice en conclut que la Terre est profondément engagée dans les recherches sur le continuum de Bell et dans un autre truc que l’on appelle la « théorie des descripteurs ». Plusieurs autres indices concourent à le prouver.
— C’est important ?
Bithras sourit.
— La Terre n’aura pas Charles Franklin ni les autres Olympiens. Majumdar coopérera avec Cailetet pour financer l’achat de trois penseurs LQ qui seront mis à leur disposition.
— Oh !
Charles avait fait le bon choix, et il avait obtenu en même temps ce qu’il voulait. Admirable.
— Je regrette que votre liaison n’ait pas été plus loin, me dit Bithras. Pourquoi avez-vous rompu ?
Il était passé sans transition à ma vie privée, et cela s’était si bien fait sur le même ton que je faillis répondre. Mais je me contentai de sourire, de tourner la main droite paume en l’air, de plisser le front et de hausser les épaules d’un air de dire : c’est la vie.
— Avez-vous une grande expérience des hommes à l’esprit brillant ? me demanda Bithras.
— Non.
— Des hommes tout court ?
Je continuai de sourire sans rien dire. Bithras m’observait avec attention.
— J’ai constaté, me dit-il, que les jeunes femmes acquièrent la plus grande partie de leur connaissance des hommes durant les cinq premières années de leur vie sentimentale. C’est une période cruciale. J’ai idée que vous vous trouvez dans cette période. Négliger votre éducation serait criminel. Un vaisseau spatial offre si peu d’occasions.
Je te vois venir.
— Si vous vous souvenez de quelque chose d’autre sur Charles Franklin, veuillez me le faire savoir. Je suis obligé, malgré moi, de me recycler en physique, et je ne suis pas très fort en mathématiques. J’espère qu’Alice sera un bon professeur.
Il me remercia et m’ouvrit la porte de la cabine. Dans la coursive, je croisai Acre, qui avait l’air affairé, le saluai d’un murmure et me rendis dans la salle de culture physique. Là, en compagnie de quatre hommes en sueur à peu près de l’âge de Bithras, j’exorcisai durant une heure ma rage et mon dépit.
Charles s’était marié. Il avait acquis l’ancre dont il avait besoin. Il allait devenir quelqu’un d’important, pour la Terre et pour Mars sinon pour moi.
Tant mieux pour lui.
Orianna brûlait comme une flamme intense attisée par des vents rapides. Je ne pouvais jamais connaître d’avance la direction de ces vents ni l’humeur dans laquelle elle serait. Mais je ne la voyais jamais morose ou découragée, jamais pontifiante à l’excès. Quand elle fixait son attention sur moi, quand elle m’écoutait ou me regardait, je savais ce qu’un chat devait ressentir sous le regard inquisiteur d’un humain.
Ce n’était pas qu’elle fût beaucoup plus brillante que moi, mais son accès instantané à l’information, son joyeux éventail de talents, non appris ou gagnés mais achetés, avaient quelque chose de merveilleux. Ce qui lui manquait, et qui me manquait aussi, c’était une chose que toute la gloire de la Terre ne pouvait pas nous donner : une expérience ancrée dans l’esprit et dans la chair. Malgré tous ses rehaussements, malgré toute son éducation de pointe, elle n’avait pas la conviction passionnée que donne une motivation réelle.
Nous bavardions, partageant notre temps entre le télescope, les images projetées de nos cabines, les LitVids, les différents jeux du salon et l’observation des étoiles sur la plate-forme panoramique. Orianna était le miroir de mon passé immédiat. Elle m’apprit énormément de choses sur la Terre, et peut-être encore plus sur moi-même. À travers elle, je crus discerner plus clairement le chemin que j’avais à parcourir.
J’étais toujours réticente à faire une sim en compagnie d’Orianna. Elle n’avait cependant pas renoncé à me convaincre.
— J’ai réussi à en passer quelques-unes au nez des douaniers de la Terre, me confia-t-elle. Elles sont aux as. Je n’ai rien dit à mes parents.
C’était le jour de Jill, le 30 décembre. Nous étions dans notre cinquième mois de croisière, et je venais de terminer l’une des séries d’exercices les plus exténuantes qui fussent : trois heures de gym en combinaison magnétique, à courir sur place dans des champs simulant la gravité terrestre.
— Tu n’en parleras à personne ? fit Orianna.
— C’est vraiment interdit ?
— Pas exactement, mais les compagnies qui les fabriquent s’entourent de protections. Elles me rayeraient de leurs listes si elles s’apercevaient de quelque chose. Elles ne veulent pas qu’on fasse de copies en dehors de la Terre.
— Les sims ne sont populaires que sur la Terre.
Orianna écarta l’argument d’un haussement d’épaules.
— Il y en a une qui te plairait sûrement. Elle est très graduelle. Elle te ferait sentir les différences culturelles entre nous. Elle se situe sur la Terre actuelle, sans être didactique. Le genre oscille entre le fantastique léger et le romantique. Toi qui as accès à Alice, tu pourrais… Elle serait idéale pour cribler nos sims. Mieux que nos ardoises. Avec elle, on toucherait le fond.