— Mais vous vous disputez toujours, murmurai-je.
Je me mordis doucement la lèvre, dans l’espoir de donner l’impression que ma candeur s’étalait devant eux sur la table. Bithras était en train de m’enseigner l’art du coupage, qui consistait à feindre la confusion ou la faiblesse pour profiter d’une situation.
— J’espère que je ne parle pas pour tous les Terriens, naturellement, fit Paul en riant. Discuter ne signifie pas se disputer, pour un esprit sain. Nous avons le respect de nos adversaires. Ils nous stimulent en nous incitant à faire mieux. Si nous perdons une bataille, nous savons qu’il y aura d’autres guerres à mener, d’autres combats sans effusion de sang, des joutes intellectuelles débouchant sur d’autres issues que la défaite ou la victoire.
— Et si vous êtes en conflit avec Mars ? Si nous ne sommes pas d’accord ? demandai-je en assumant un masque innocent d’anxiété provinciale.
— Il est vrai que nous sommes des adversaires redoutables, reconnut Paul.
Renna ne sembla pas beaucoup apprécier cela.
— Ce qui est bon pour tous est bon pour la Terre, dit-elle en posant sa main sur la mienne. La Terre est très variée, très riche en possibilités de développement et d’adaptation, très fertile en controverses, en disputes, comme vous dites ; mais si vous regardez bien la politique, les réactions des gens, où qu’ils vivent, vous constaterez d’étonnants consensus en ce qui concerne les objectifs majeurs.
Les objectifs. Le mot résonnait en moi comme un son de cloche. Comme tu avais raison, Alice.
— Lesquels, par exemple ? demandai-je tout haut.
— Pour commencer, nous ne pouvons pas nous permettre de manquer de discipline. L’univers n’est pas si convivial que cela. Les faiblesses, les maillons fragiles…
— Comme Mars ?
Les pupilles de Renna se rétrécirent. J’abattais peut-être mon jeu un peu trop lourdement.
— Nous devons agir ensemble pour réaliser les objectifs communs à tous les mondes humains, dit-elle.
— Contre quoi faut-il nous unir ?
— Contre rien, mais pour quelque chose. Pour la prochaine vague. La grande migration vers les étoiles. Il y a suffisamment de mondes pour que tous ceux qui divergent puissent essayer d’entreprendre de grandes choses, en avançant à grands pas. Mais nous n’y arriverons jamais si nous ne sommes pas unis aujourd’hui, si nous manquons de discipline.
— Et si nos objectifs différaient ? demandai-je.
— Tout change, répliqua Renna.
— Qui devra changer ses objectifs ?
— C’est le sujet même du débat.
— Et si le débat ne suffit pas ? Certaines discussions peuvent être prolongées à perte de vue.
— Il est vrai que le temps est parfois limité.
— S’il faut trancher, demandai-je, qui maniera le couperet ?
Elle me regarda d’un air narquois. Elle semblait s’amuser, mais j’avais envie de lui demander si, malgré tout leur raffinement, malgré le séjour qu’ils venaient de passer sur Mars, ils étaient vraiment sûrs de comprendre la mentalité des Martiens.
— Quand une société n’est pas suffisamment choco, pour parler comme Orianna, quand elle refuse de faire face à ses responsabilités, il est parfois nécessaire d’avoir recours à d’autres moyens.
— La force ? demandai-je.
— Renna adore polémiquer, confia tout bas Paul à Allen. L’atmosphère de ce vaisseau, jusqu’ici, était trop calme, trop polie.
— Si Mars et la Terre ne sont pas capables de se mettre d’accord, il y aura toujours du temps pour laisser mûrir le débat, me dit Renna en me considérant d’un regard tout à fait amical et ouvert. La force est un comportement ancien que je n’approuve en aucun cas.
Visiblement, elle s’attendait à ce que je la contre, mais quelque chose avait entamé mon assurance et je ne souhaitais plus aller dans son sens. Je lui souris fraîchement, inclinai la tête et tapai le bord de mon assiette pour indiquer à l’arbeiter que j’avais fini.
— Quelquefois, dans notre enthousiasme, nous oublions les sensibilités des autres, murmura Paul d’une voix circonspecte.
— Ce n’est pas grave, déclara Allen. Nous reprendrons cette discussion plus tard.
Bithras avait beaucoup de choses en tête. Sa conduite avec moi était exemplaire. Il ressemblait plus à un oncle par le sang qui se préoccupait de moi qu’à un patron. Tantôt professeur, tantôt étudiant comme nous, il travaillait à résoudre les énigmes que posait la Terre. Il était loin du monstre sacré que m’avait décrit ma mère.
Le changement, au milieu du sixième mois, fut suffisamment abrupt pour me prendre totalement à découvert. Il m’avait fait venir dans sa cabine pour me consulter à propos de je ne sais plus quoi. Il s’était remis à porter des vêtements de tennis. Lorsque j’entrai, il était assis sur son lit, en short et tricot de coton blanc, les pieds calés contre la paroi opposée, l’ardoise sur les cuisses.
— Beaucoup de tensions sur Mars, cette semaine, me dit-il.
— Je n’ai rien vu dans les LitVids.
— Bien sûr que non. (Il tordit la bouche.) Ça ne va pas jusque-là. Pas encore, tout au moins. Deux MA ont décidé de faire leurs propres propositions d’unification.
— Lesquels ?
— Mukhtiar et Pong.
— Ils ne sont pas parmi les cinq plus grands.
— Et ils n’ont guère de chances d’attirer l’attention… sur la Terre. Mais j’ai été obligé de faire pas mal de concessions et de solliciter pas mal de faveurs avant mon départ pour pouvoir présenter nos propositions à la Terre. Certains indécis sont devenus nerveux. Si je me fais court-circuiter, si quelqu’un décide de lancer une campagne sur Mars avant notre arrivée, de faire des concessions à la Terre, de nous trahir… (il leva les bras et me considéra en plissant les yeux), ce ne sera pas marrant. Cailetet, en particulier, m’inquiète. On dirait qu’ils sont persuadés d’avoir des atouts cachés dans cette partie.
Je hochai la tête pour marquer ma compréhension. Il se laissa aller de quelques centimètres de plus en arrière et me dévisagea soigneusement.
— Qu’avez-vous appris sur les Terros ?
— Pas mal de choses, je pense.
— Savez-vous qu’ils reculent sans cesse, depuis trente ans, l’âge de leur première expérience sexuelle, et qu’un nombre croissant d’entre eux, jusqu’à dix pour cent aujourd’hui, n’ont jamais eu de rapport sexuel physique ?
Il plissa de nouveau les yeux, comme s’il se livrait à des spéculations importantes.
— Je l’ai entendu dire, déclarai-je.
— Certains se marient et ne font l’amour que dans les sims.
J’étais si peu méfiante, après sa conduite exemplaire durant de nombreuses semaines, que je ne voyais encore rien venir.
— Il y a même eu des mariages entre humains et penseurs, me dit-il. Physiquement, c’est le célibat total, mais mentalement c’est l’orgie. Il y a des gens qui ont des enfants sans jamais avoir fait l’amour et sans accouchement. Pour un lapin rouge, c’est à la fois merveilleux et effrayant.
— Nous avons des bébés éprouvettes sur Mars, déclarai-je tranquillement, en me demandant où il voulait en arriver.
— Je préfère la méthode traditionnelle, dit-il en me fixant de ses noirs yeux ronds. Ça commence à manquer dans ce voyage. Travail, travail et rien d’autre. Vous non plus, vous n’avez pas eu beaucoup d’aventures romantiques, je crois.
Un signal d’alarme se déclencha enfin. Je ne lui répondis pas. Je me contentai de hausser les épaules, espérant que mon silence inconfortable suffirait à dévier le cours de cette conversation.
— Nous allons être amenés à travailler ensemble durant de longs mois, reprit-il.