— Inhibées ? demandai-je.
— Pirates. Interdites.
— Ah !
Je n’avais pas encore l’esprit tout à fait clair.
— Je n’ai pas appris grand-chose sur la Terre, murmurai-je.
— La dynastie Saoudite a un sacré plomb dans l’aile, hein ? Finies les extravagances de la fortune. Plus personne ne veut de leurs dernières gouttes de pétrole. C’est le summum parmi les sims de fiction. Boudhara est vraiment ma préférée. J’ai fait deux douzaines d’épisodes avec elle. Elle est solide, mais capable de plier. J’adore le passage où elle se présente devant le Madjlis pour le supplier de la laisser absorber les fortunes de ses frères… après leur mort à Bassora.
— Étonnant, commentai-je.
— Tu n’as pas l’air d’aimer, Casseia.
— Laisse-moi le temps de reprendre mes esprits.
— J’ai fait le mauvais choix ?
— Ce n’est pas ça, Orianna.
On ne pouvait pas dire, cependant, qu’elle eût fait un choix très intelligent. Malgré tous ses raffinements, elle était encore très jeune, et j’avais trop souvent tendance à l’oublier.
— J’espérais simplement en apprendre un peu plus sur la Terre normale, et non sur la périphérie, lui dis-je.
— La prochaine fois, peut-être. J’ai des scénarios plus conventionnels, et même des docus. Mais tu peux te les procurer sur Mars.
— Peut-être.
Je n’avais cependant aucune intention de renouveler l’expérience. Sur la Terre, des milliards de personnes dévoraient quotidiennement des sims. Et moi, j’avais du mal à garder mes idées en place après m’être plongée dans une histoire à l’eau de rose.
J’étais avec Allen dans la cabine de Bithras. Il se regardait dans une projection miroir en grommelant :
— C’est le moment que je déteste le plus. Dans quelques jours, ce ne sera plus un exercice, mais un vrai boulet au pied. Et je ne parle pas seulement du poids, bien que ce soit dur à tirer. Ils attendent trop de nous. Ils nous observent sans répit. J’ai toujours peur qu’une nouvelle technologie ne les fasse entrer dans ma tête pendant mon sommeil. Je ne me sentirai mieux que quand nous serons sur le chemin du retour.
— Vous n’aimez pas la Terre, lui dit Allen.
Bithras lui jeta un regard mauvais.
— Je la déteste. Les Terros sont trop gais et trop polis, trop portés sur la technologie. Ils ont des machines pour remplacer le cœur, pour remplacer les poumons, des nanos pour ceci, des nanos pour cela…
— Ce n’est pas tellement différent de Mars, à ce point de vue, murmurai-je.
Il m’ignora. Son conservatisme de base affleurait à la surface. Il fallait qu’il sorte. Mieux cela, me disais-je, que d’essayer encore de me culbuter.
— Ils ne laissent rien en paix, reprit-il. Ni la vie, ni la santé, ni la pensée. Ils remuent tout sans arrêt, ils ont trop de perspectives différentes. Je vous jure que pas une des personnes à qui nous avons affaire n’est un véritable individu. Chacune est une foule en soi, et son jugement est celui d’une foule dirigée par un dictateur bienveillant qu’on appelle l’ego et qui n’est jamais sûr d’être vraiment aux commandes tant il est prudent et rusé.
— Nous avons des gens comme ça sur Mars, fit remarquer Allen.
— Mais je n’ai pas à négocier avec eux, rétorqua Bithras. Vous avez choisi vos immunisations ?
Allen fit la grimace. Je me contentai de rire bêtement.
— Vous les refusez toutes ? s’étonna Bithras.
— Euh…, fit Allen. J’envisageais d’acquérir le virus du langage et de la persuasion.
— La persuasion ? répéta Bithras en nous considérant avec ahurissement.
— Le don du bagout, expliqua Allen.
— Vous êtes en train de vous foutre de moi, tous les deux, nous dit Bithras en repoussant la projection miroir. Voyez de quoi je vais avoir l’air. Mais quelle différence ? De toute manière, ils seront à leur avantage, et moi, dans le meilleur des cas, je serai toujours affreux. C’est ce qu’ils attendent d’un Martien. Vous savez comment ils nous appellent, quand ils ne sont pas trop polis ?
— Comment ? demandai-je.
Orianna m’avait déjà appris plusieurs termes : argilois, rat d’égout, Tharkien.
— Des colons, fit Bithras en détachant chaque syllabe.
Allen ne sourit pas. C’était un mot que personne n’employait jamais sur Mars. On y parlait de pionniers, mais jamais de colons ni de colonisation.
— Une colonie, continua Bithras, c’est quelque chose que l’on cherche à diriger à distance.
Je secouai la tête.
— Croyez-moi, murmura Bithras. Vous avez entendu Alice, vous avez entendu les gens qui sont à bord de ce vaisseau. Écoutez maintenant la voix authentique de l’expérience. La Terre est très équilibrée, la Terre se porte à merveille, mais cela ne veut pas dire que la Terre soit gentille, ni qu’elle nous aime, ni même qu’elle nous respecte.
Je me disais qu’il exagérait un peu. J’étais encore naïvement idéaliste. Après tout, Orianna était une amie, et elle ne ressemblait pas beaucoup à ses parents.
Elle laissait subsister un espoir.
Les cylindres furent tirés et rangés contre la coque. L’univers en rotation se stabilisa. Une grande partie de notre vitesse acquise se perdit rapidement à deux millions de kilomètres de la Terre. Nous restâmes au lit pendant tout ce temps, sous l’étau persistant de deux g de décélération.
À cette distance, la planète mère et la Lune étaient clairement visibles d’un seul regard. À mesure que les jours passaient, le spectacle devenait de plus en plus charmant.
La Lune était de pur argent à côté du quartz et du lapis de la Terre. Il n’y a pas de planète plus belle, dans le Système solaire, que la Terre. J’avais l’impression de la voir telle qu’elle était des milliards d’années plus tôt. L’éclat intermittent des plates-formes captives autour de l’équateur, qui puisaient l’énergie électrique à même le champ magnétique de la planète, ne diminuait aucunement mon émerveillement. C’était un lieu magique, le lieu où tout avait commencé.
L’espace d’un instant, pas trop longtemps mais suffisamment tout de même, je partageai le point de vue terrocentrique. Mars était minuscule et insignifiante au regard de l’histoire. Nous exportions très peu sur la Terre, nous importions peu, notre contribution se résumait à peu de chose. Nous étions une puissance plus politique que géographique. Nous étions tout petits. Une piqûre d’insecte insistante sur la joue de la puissante mère qui avait depuis longtemps ramené au bercail son autre enfant prodigue, la Lune.
Orianna et moi, nous passions tout le temps que nous pouvions à admirer la Terre et la Lune entre deux questionnaires des douanes. J’avais fini de remplir mes demandes d’immunisations destinées à bloquer le travail d’éducation conviviale des microbes améliorés qui flottaient dans l’air de la Terre.
J’étais remplie d’excitation. Allen était comme moi. Bithras boudait et parlait peu.
Cinq jours plus tard, nous nous retrouvâmes en transit sur la station orbitale principale en orbite basse, Peace III, où nous devions prendre un engin qui, s’appuyant sur une atmosphère épaisse, nous descendrait sur la Terre vers le magnifique coucher de soleil que nous admirions.
Même à présent, à soixante années et dix mille années-lumière de distance, mon cœur bat plus vite et mes yeux se remplissent de larmes au souvenir de mon premier jour sur la Terre.