Sajaki s’empara du bracelet comme si c’était une amulette d’or précieuse, joua un instant avec avant de le passer à son bras. Le petit voyant se ralluma et il regarda les données qui défilaient un instant plus tôt sur le poignet de Volyova.
— Ici le triumvir Sajaki, dit-il en passant la pointe de sa langue sur ses lèvres entre chaque mot comme s’il savourait un nouveau pouvoir. Je ne suis pas sûr du protocole précis exigé à ce stade, et je demande assistance. J’ordonne que les six armes secrètes déployées commencent…
Il s’interrompit au milieu de sa phrase. Il baissa les yeux sur son poignet, d’abord intrigué, puis avec une expression qui ressemblait beaucoup à de la peur.
— Espèce de vieille carne rusée ! fit Hegazi, admiratif. Je pensais bien que tu avais un truc dans ta manche, mais pas au sens littéral du terme !
— Je suis une personne à l’esprit très littéral, répondit Volyova.
Le visage de Sajaki était un masque rigide, figé dans une expression de souffrance. Le bracelet, en se contractant, lui entamait le poignet. Sa main crispée comme une serre, vidée de son sang, était d’une pâleur de cire. De l’autre main, il s’efforçait frénétiquement de dégrafer le bracelet ; en vain. Volyova avait pris ses précautions, et la boucle était bel et bien scellée. Les chaînes de polymère du plastique à mémoire de forme glissant les unes sur les autres se contractaient, déterminant un processus d’amputation lente, atrocement pénible. Le bracelet avait détecté, à l’instant où Sajaki l’avait mis à son poignet, que son ADN n’était pas le bon : il n’était pas conforme à celui de Volyova. Cela dit, il n’avait commencé à se contracter que lorsque Sajaki avait essayé de donner un ordre, mesure qu’elle considérait comme une preuve de mansuétude à son égard.
— Dis-lui d’arrêter ! articula-t-il laborieusement. Arrête ça !… Sale pute ! Par pitié…
Volyova estima que le bracelet ne lui couperait pas la main avant une ou deux minutes. Après quoi le bruit dominant dans la salle serait un craquement d’os broyés, en supposant qu’il soit audible au milieu des cris de Sajaki.
— Qu’est-ce que c’est que ces manières ? dit-elle. Drôle de façon de demander un service ! Il me semble pourtant que ce serait le moment ou jamais de faire preuve d’amabilité.
— Arrêtez ça, s’il vous plaît, fit Pascale. Je vous en prie, quoi qu’il ait pu faire, ça ne vaut pas la peine…
Volyova haussa les épaules et s’adressa à Hegazi.
— Enlève-le-lui, triumvir, avant que ça ne fasse trop de saletés. Je suis sûre que tu vas y arriver.
Hegazi leva l’une de ses mains d’acier et l’inspecta comme pour s’assurer qu’elle n’était plus de chair et d’os.
— Non ! hurla Sajaki. Enlevez-moi ça !
Hegazi approcha son siège de celui de son collègue et se mit à la tâche. L’opération semblait encore plus douloureuse que la constriction proprement dite.
Sylveste ne disait rien.
Lorsque Hegazi eut détaché le bracelet, ses mains d’acier étaient couvertes de sang humain. Il lâcha les débris du bracelet, qui s’écrasèrent vingt mètres plus bas, sur le sol de la salle.
Sajaki regarda avec révulsion, en gémissant toujours, les dégâts que le bracelet avait causés à son poignet. C’était affreux. Sa main ne s’était pas détachée, mais les os et les tendons étaient à nu et le sang jaillissait par spasmes, formant une corde écarlate qui le reliait au sol, tout en bas. Pour réprimer l’hémorragie, il pressa son membre blessé sur son ventre. Il cessa enfin de geindre, tourna son visage livide vers Volyova et dit :
— Tu me le paieras. Ça, je te le jure.
C’est alors que Khouri arriva sur la passerelle et se mit à tirer.
Elle avait un plan en tête avant de mettre les pieds sur la passerelle. Pas très détaillé, mais un plan quand même. Et puis elle avait vu le geyser de ce qui était manifestement du sang, alors elle avait décidé de couper aux vérifications de dernière minute et commencé à tirer en l’air afin d’attirer l’attention de l’assistance.
Ce qui n’avait pas pris longtemps.
Elle avait opté pour le fusil à plasma, réglé à la puissance minimale, le mode tir en rafale neutralisé, de sorte qu’elle devait presser la détente à chaque giclée. La première ouvrit un cratère d’un mètre de diamètre dans le plafond, provoquant une pluie de gravats carbonisés. Lasse de tirer toujours dans le même trou, elle visa un peu plus à gauche, puis à droite. Un bout de faux plafond calciné s’écrasa sur la sphère synoptique. L’image clignota, se déforma et retrouva sa stabilité au bout de quelques secondes. Jugeant qu’on avait dû suffisamment remarquer sa présence, elle remit le cran de sûreté et renvoya son arme par-dessus son épaule. Volyova, qui avait manifestement anticipé la manœuvre, se propulsa vers Khouri. Quand elle ne fut plus qu’à cinq mètres d’elle, Khouri lui lança l’une des armes légères : le pistolet à aiguilles électromagnétiques qu’elle avait trouvé dans l’armothèque.
— Passez ça à Pascale ! s’exclama-t-elle en lui envoyant le blaster à faible portée.
Volyova rattrapa les deux armes au vol et en donna aussitôt une à Pascale.
Khouri, qui avait maintenant assimilé la situation, constata que la pluie de sang émanait de Sajaki. L’hémorragie avait cessé, mais il avait l’air mal en point. Il serrait son bras contre lui comme s’il se l’était cassé, ou comme s’il avait pris une balle.
— Ilia, dit Khouri d’un ton de reproche, vous avez commencé la fête sans moi. Je suis déçue.
— La pression des événements, vous savez ce que c’est…
Khouri regarda l’afficheur en essayant de comprendre ce qui s’était passé à l’extérieur du vaisseau.
— Les armes n’ont pas tiré ?
— Non. Je ne leur en ai pas donné l’ordre.
— Et maintenant, elle ne peut plus, commenta Sylveste. Hegazi vient de détruire son bracelet.
— Ça veut dire qu’il est de notre côté ?
— Non, répondit Volyova. C’est juste qu’il ne supporte pas la vue du sang. Pas celui de Sajaki, du moins.
— Il a besoin de soins, intervint Pascale. Pour l’amour du ciel, vous ne pouvez pas le laisser se vider de son sang comme ça !
— Il ne se videra pas de son sang, répondit Volyova. Ça se voit moins, mais c’est un chimérique, comme Hegazi. Les droggs qu’il a dans les veines ont déjà entrepris la réparation cellulaire à un rythme accéléré. Même si le bracelet lui avait sectionné la main, il s’en serait fait pousser une autre. Pas vrai, Sajaki ?
Il leva sur elle un regard accablé et elle se dit qu’il aurait eu du mal à se faire pousser un nouvel ongle ; alors, une nouvelle main… Mais il finit par hocher la tête.
— On pourrait m’aider à aller à l’infirmerie ? Mes droggs n’ont rien de magique ; elles ont leurs limites. Et mes capteurs de douleur sont actifs et marchent à fond, croyez-moi.
— Il a raison, dit Hegazi. Il ne faut pas surestimer les capacités des droggs. Tu veux qu’il crève, ou quoi ? Tu ferais mieux de te décider en vitesse. Je peux l’emmener à l’infirmerie ?
— Et t’arrêter à l’armothèque en cours de route pour faire ton petit shopping ? fit Volyova en secouant la tête. Non merci, pas question.
— J’y vais, proposa Sylveste. Je vais l’emmener. Vous m’avez fait confiance jusque-là, non ?
— Pas plus que ça, svinoï, rétorqua Volyova. D’un autre côté, vous ne sauriez pas quoi faire à l’armothèque, même si vous y arriviez… Et Sajaki n’est pas en état de vous donner des conseils exploitables.
— Ça veut dire oui ?
— Grouillez-vous, Dan. Si vous n’êtes pas revenu d’ici dix minutes, j’envoie Khouri vous chercher.