— Bien sûr que nous lui avons fait confiance, imbécile ! lâcha Sajaki d’une voix à peine audible. C’était l’une des nôtres ! Elle faisait partie du Triumvirat ! Et qu’est-ce que vous savez de Khouri ? ajouta-t-il dans un croassement.
— C’est une taupe, répondit Sylveste. Introduite à bord de ce bâtiment pour me tuer.
— C’est tout ? fit Sajaki comme s’il trouvait la nouvelle divertissante.
— C’est ce que je croyais, en tout cas. Je ne sais ni qui l’a envoyée, ni pourquoi, mais elle a fourni des explications absurdes, que ma femme et Volyova semblent avoir prises au pied de la lettre.
— Ce n’est pas encore fini, dit Sajaki en ouvrant de grands yeux entourés de jaune.
— Comment ça, ce n’est pas fini ?
— Je le sais, voilà tout. Rien n’est terminé.
Sur ces mots, il ferma les yeux et sembla se détendre.
— Il s’en sortira, annonça Sylveste en regagnant la passerelle, manifestement inconscient des derniers événements.
Il regarda autour de lui, et Volyova imagina sa confusion. Au premier abord, rien n’avait changé pendant le temps qu’il lui avait fallu pour emmener Sajaki à l’infirmerie et revenir : les mêmes personnes tenaient les mêmes armes, mais l’ambiance était radicalement différente. Hegazi, par exemple, bien qu’étant du mauvais côté du lance-aiguilles de Khouri, n’avait pas l’air d’un homme vaincu. Non plus que particulièrement réjoui, d’ailleurs.
Ça nous échappe à tous, maintenant, et Hegazi le sait, se dit Volyova.
Puis Sylveste regarda l’image de Cerbère affichée sur la sphère synoptique. Cerbère, et sa croûte fracturée suintant dans l’espace.
— Il y a quelque chose qui cloche, hein ? dit-il. Vos armes ont bel et bien fait feu, comme nous le souhaitions.
— Désolée, fit Volyova en secouant la tête. Je n’y suis pour rien.
— Vous feriez mieux de l’écouter, dit Pascale. Quoi qu’il se passe ici, nous ne voulons pas y être associés ; ça nous dépasse, Dan. Même toi, si difficile à croire que ça puisse être.
— Vous n’avez pas encore compris ? fit-il d’un ton méprisant. C’est exactement ce que voulait Volyova.
— Vous êtes fou ! lança Volyova.
— Vous avez réussi votre coup, reprit Sylveste. Vous allez voir votre foreuse à planète en action, et en même temps vous vous en lavez les mains avec votre numéro de prudence et de circonspection qui a si commodément échoué. Ah oui, franchement ! fit-il en frappant deux fois dans ses mains. Je suis authentiquement impressionné !
— Vous allez être authentiquement mort, rétorqua Volyova.
Mais tout en le détestant pour ce qu’il venait de dire, elle ne pouvait totalement réfuter ses allégations. Elle aurait fait tout ce qui était en son pouvoir pour stopper les armes, les empêcher de mener leur mission à bien – et merde ! elle avait fait tout ce qui était en son pouvoir, et ça n’avait pas marché. Même si elle n’avait pas donné l’ordre de lancement, elle était persuadée que le Voleur de Soleil aurait trouvé le moyen de le faire. D’un autre côté, maintenant que l’attaque avait eu lieu, elle éprouvait une sorte de curiosité fataliste. La tête de pont allait percuter la planète comme prévu, à moins qu’elle ne trouve un moyen d’éviter ça, or elle avait déjà tout essayé, en vain. Une partie d’elle-même commençait à attendre l’événement avec impatience, doublement fascinée à l’idée de ce qu’ils allaient apprendre et de voir comment son enfant allait encaisser l’épreuve. Quoi qu’il arrive – et tant pis si les conséquences étaient effroyables –, ce serait la chose la plus fascinante à laquelle elle aurait jamais assisté. Et peut-être la plus terrible.
Il n’y avait rien à faire, qu’attendre, et voilà tout.
Les heures ne passèrent ni vite ni lentement, parce que c’était un événement qu’elle espérait autant qu’elle le redoutait. À mille kilomètres de Cerbère, la tête de pont amorça la phase de ralentissement finale. Les flux d’éjection des deux propulsions Conjoineur brillaient comme deux soleils miniatures, et leur clarté livide, choquante, accentuait dramatiquement les cratères et les ravins de Cerbère. Pendant un moment, sous cet éclairage implacable, la planète eut vraiment l’air artificielle ; comme si ceux qui l’avaient conçue s’étaient donné trop de mal pour créer l’impression qu’elle était érodée par des millénaires de bombardement.
Sur son bracelet, Volyova voyait les images enregistrées par les caméras fixées sur les flancs de la tête de pont. Elles étaient disposées le long d’anneaux espacés tous les cent mètres, sur les quatre mille mètres de la longueur du cône, de sorte que, quelle que soit la profondeur à laquelle il s’enfoncerait dans la croûte, il y aurait toujours des caméras au-dessus et au-dessous de la surface. Elle regardait à présent par la blessure ouverte dans la croûte par l’arme secrète.
Sylveste n’avait pas menti.
Il y avait des choses, dans les profondeurs. Des choses énormes, organiques et tubulaires, qui évoquaient un nid de serpents. La chaleur provoquée par les tirs de l’arme secrète s’était maintenant dissipée. Des nuages de fumée grisâtre s’échappaient encore du trou, mais Volyova soupçonnait qu’il s’agissait de machinerie carbonisée plutôt que de la matière de la croûte. Aucun des tubes reptiliens ne bougeait. Leurs anneaux argentés, segmentés, étaient maculés de noir et parfois éventrés sur des centaines de mètres. Une masse intestinale grouillante, composée de plus petits serpents, avait jailli par les ouvertures béantes.
Volyova avait blessé Cerbère.
Elle ignorait si la plaie était mortelle, ou si ce n’était qu’une éraflure qui guérirait en quelques jours, mais elle avait mutilé la planète et cette idée la faisait frémir. Elle avait fait mal à une chose non humaine.
Mais la chose non humaine ne devait pas tarder à répliquer.
Elle sursauta lorsque cela se produisit, alors que – intellectuellement sinon émotionnellement – elle s’y attendait. Cela se produisit alors que la tête de pont était à deux kilomètres de la surface – à la moitié de sa propre longueur.
L’événement proprement dit se déroula presque trop vite pour qu’ils l’intègrent. En l’espace d’un instant, la croûte changea avec une rapidité stupéfiante. Autour de la blessure d’un kilomètre de large apparut une série de creux grisâtres, disposés en cercles concentriques, dans lesquels se formèrent des ampoules, ou des sortes de pustules de pierre. À la seconde où Volyova remarquait leur existence, ces ampoules crevèrent, libérant des spores étincelantes, des échardes lumineuses qui entourèrent la tête de pont comme des lucioles. Volyova n’avait pas la moindre idée de ce que cela pouvait être : des particules d’antimatière, de minuscules têtes nucléaires, des capsules virales ou des batteries d’armes miniatures ? Tout ce qu’elle savait, c’est que ces choses voulaient du mal à sa création.
— Maintenant… murmura-t-elle. Maintenant…
Elle ne fut pas déçue. Peut-être, d’un certain point de vue, aurait-il mieux valu que la tête de pont ait été détruite à cet instant, mais alors elle n’aurait pas éprouvé l’excitation de la voir réagir avec toute l’efficacité prévue. Les armements de la couronne circulaire entrèrent en éruption. Les lasers à bosons traquèrent les étincelles et les anéantirent presque toutes avant qu’elles n’atteignent sa carapace en hyperdiamant.
La tête de pont accéléra et couvrit les deux derniers kilomètres en un tiers de minute, tout en continuant à éliminer les particules brillantes libérées par les pustules de la croûte. Sa coque était maintenant criblée de cratères, aux endroits où quelques-unes des spores étincelantes l’avaient impactée, dans une brève lueur rosâtre, mais son intégrité opérationnelle n’était pas compromise. La pointe acérée comme un dard pénétra dans la croûte, au beau milieu de la blessure.