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Je suis montée dès que la tisane a été prête mais ta pauvre mère n’en a pas voulu. Elle s’est même un peu « montée » en disant que Mme Adriana était une entêtée qui tenait à lui faire avaler quelque chose quand elle n’en avait pas envie. J’ai expliqué alors que mon tilleul sucré au miel lui détendrait les nerfs et que, de toute façon, je ne lui trouvais pas bonne mine, mais j’ai bien vu que je l’agaçais : elle voulait qu’on la laisse dormir. Alors j’ai posé ma tisanière sur la table de chevet, je suis redescendue en lui souhaitant une bonne nuit et j’ai recommandé à Livia de ne pas la déranger. Mais, le lendemain matin, quand Livia est montée avec le plateau du petit déjeuner, je l’ai entendue crier et pleurer. On est montés, Zaccaria et moi... et on a compris que Mme Isabelle n’était plus avec nous et que... oh, mon Dieu !

Aldo la laissa sangloter sur son épaule pendant un moment, luttant contre sa propre douleur, puis demanda :

– Qui est Livia ?

– La plus grande des deux petites que tu as vues en arrivant. Elle et Prisca remplacent, avec nous deux, le personnel d’autrefois : les hommes sont partis à la guerre et chez les femmes, plusieurs, trop âgées ou trop inquiètes, ont voulu rejoindre leur famille. Et puis, on n’avait plus les moyens de garder tout ce monde. Venturina la camériste de ta mère, est morte de la grippe et c’est Livia qui la remplaçait. Une bonne petite, d’ailleurs, faisant bien son ouvrage, et madame la princesse en était contente.

– Qu’a dit le médecin ? Je sais bien que ma mère ne l’appelait jamais. Cependant, vu les circonstances vous avez bien dû appeler le docteur Graziani ?

– Il est paralysé depuis deux ans et ne quitte plus son fauteuil. Celui qui est venu a parlé de crise cardiaque...

– Ça n’a pas de sens ? Mère n’a jamais souffert du cœur et, depuis la mort de mon père, elle menait une vie plutôt austère...

– Je le comprends bien mais, comme a dit le docteur, il suffit d’une fois...

Zaccaria, qui n’avait pas voulu obliger sa femme à partager ce premier moment avec celui qu’elle considérait comme son fils, fit son entrée à cet instant. Les yeux rouges de Cecina, le visage douloureux d’Aldo lui apprirent de quoi il était question. Tout de suite, son émotion rejoignit la leur :

– Un bien grand chagrin pour nous, don Aldo ! L’âme de ce palais est partie avec notre bien-aimée princesse...

Les larmes n’étaient pas loin mais il se reprit pour annoncer que maître Massaria, le notaire, venait de téléphoner pour demander si le prince Morosini voulait bien le recevoir en fin de matinée si, toutefois, il ne se sentait pas trop fatigué par le voyage.

Un peu surpris et inquiet d’une telle hâte, Aldo accepta cette première visite : onze heures et demie serait très bien. Cela lui laissait le temps de faire une vraie toilette.

– Le bain est prêt, annonça Zaccaria qui retrouvait son ton solennel. Je vais assister Votre Excellence !

– Pas question ! Là d’où je viens j’ai appris à me débrouiller tout seul. Essaie seulement de trouver dans ma garde-robe quelque chose qui m’aille à peu près !

Choqué, le maître d’hôtel quitta la cuisine. Morosini revint à Cecina pour lui poser une dernière question : savait-elle si la comtesse Vendra-min était revenue à Venise ?

La figure de Cecina se ferma comme si on venait de lui appliquer des volets. Elle carra les épaules, se rengorgea à la manière d’une poule offensée et déclara qu’elle n’en savait rien mais qu’il n’y avait guère de chances, Dieu merci ! Morosini se contenta de sourire : il s’attendait une réponse de ce genre. De façon assez inexplicable, Cecina, qui avait plutôt tendance à encourager ses aventures féminines, détestait Dianora Vendramin. Sans la connaître, bien entendu, mais en s’appuyant sur les ragots du marché et parce qu’elle était étrangère. En dépit de la vocation cosmopolite de Venise, son petit peuple nourrissait pour « les gens du Nord » une antipathie qu’expliquait en partie la longue occupation autrichienne, et Dianora était danoise.

Fille d’un baron ruiné, la jeune fille n’avait que dix-huit ans quand elle inspira une folle passion à l’un des plus nobles patriciens de la lagune qui l’épousa, bien qu’il fût âgé d’une bonne quarantaine d’années de plus qu’elle. Deux ans plus tard, elle était veuve : son époux s’était fait tuer en duel par un hospodar roumain conquis par le charme nordique et les prunelles d’aigue-marine de la jeune femme.

Aldo Morosini la rencontra quelques mois avant la déclaration de guerre, dans la nuit de Noël 1913, au réveillon de lady de Grey, une professional beauty qui recevait, dans son palais du Lido, une société cosmopolite, un peu « mêlée » mais élégante et fortunée. La comtesse Vendramin effectuait, ce soir-là, sa rentrée dans un monde dont elle s’était exclue durant les trois années qui avaient suivi la mort de son époux. Cette attitude discrète lui avait évité nombre d’avanies : on disait que le Roumain avait été son amant et qu’elle avait trouvé ce moyen de se débarrasser d’un mari encombrant mais riche.

L’apparition tardive de la jeune femme, juste au moment où l’on allait passer à table, arrêta net les conversations tant elle était saisissante : enroulée par le jeune couturier Poiret dans une panne de soie d’un gris pâle à peine bleuté, toute givrée de menues perles de cristal, et dont la ligne fluide, haut ceinturée sous les seins, caressait un corps élancé qui n’avait jamais connu le corset, la jeune femme ressemblait à une fleur saisie par les frimas. La robe se resserrait autour de chevilles dignes d’une danseuse et de jambes fuselées que le drapé révélait en s’ouvrant avant de s’achever en une courte traîne. Les manches, longues et étroites, s’avançaient sur le dos de la main chargée de diamants, mais le profond décolleté en pointe que la ceinture seule arrêtait révélait des épaules exquises et la naissance de seins ravissants. Un diadème de deux cents carats, assorti au carcan qui entourait le long cou gracieux dont il soulignait la fragilité, couronnait la masse soyeuse des cheveux de lin coiffés à la grecque. En vérité, c’était une reine qui venait de faire son entrée et chacun – chacune surtout ! – en eut pleine conscience, mais personne autant que le prince Morosini qui se retrouva l’esclave de ce regard transparent. Dianora Vendramin était si belle qu’elle éclipsait même l’éblouissante princesse Ruspoli, qui portait ce soir-là des perles fabuleuses ayant appartenu à Marie Mancini.

Bouleversé de bonheur en découvrant que la sylphide des neiges était sa voisine de table, Aldo ne prêta qu’une attention distraite à la conversation générale. Il se contentait de la regarder, ébloui, incapable, une heure plus tard, de se souvenir même des paroles échangées avec la belle. Il n’écoutait pas les mots mais seulement la musique de cette voix basse, un peu voilée, qui passait sur ses nerfs comme l’archet sur les cordes d’un violon.

A minuit, quand les valets en perruques poudrées ouvrirent les fenêtres pour que l’on pût entendre les cloches de la Nativité et les cantiques des enfants massés dans des gondoles, il avait baisé sa main en lui souhaitant un Noël aussi lumineux que celui qu’il vivait grâce à elle. Alors elle avait souri...

Plus tard, ils dansèrent puis elle lui permit de la raccompagner et il osa alors, d’une voix hésitante qu’il ne se connaissait pas, lui parler d’amour, essayer de traduire la passion qu’elle venait d’allumer en lui. Elle l’écouta sans rien dire, les yeux clos, tellement immobile dans la moelleuse douceur de sa cape de chinchilla qu’il la crut endormie. Navré, il se tut. Alors elle entrouvrit ses longues paupières sur le lac clair de son regard pour chuchoter, tout en appuyant sa tête scintillante sur son épaule :