Le poste médical de Miller tinta. Un autre nouveau cancer. Il ne s’en soucia pas. Le cycle d’Holden arrivait à sa conclusion, et la roseur à ses joues indiquait autant le sang frais et sain qui courait dans ses veines que son état émotionnel.
— Ils ont la même philosophie, dit Holden.
— Qui donc ?
— Protogène. Vous pouvez bien être dans des camps différents, mais vous jouez la même partie. Si chacun avait dit ce qu’il sait, rien de tout ça ne se serait produit. Si le premier technicien du labo sur Phœbé qui a constaté que quelque chose d’anormal lui arrivait avait dit : “Eh, tout le monde ! Regardez, c’est bizarre”, rien de tout le reste ne se serait produit.
— Ah ouais ? fit l’ex-inspecteur, goguenard. Parce que dire à tout le monde qu’il existe un virus extraterrestre qui veut tous les tuer est une très bonne façon de maintenir le calme et l’ordre, sans doute.
— Je ne veux pas vous faire paniquer, mais il y a effectivement un virus extraterrestre. Et effectivement, il veut tuer tout le monde.
Miller secoua la tête et sourit, comme si le Terrien venait de lancer une bonne blague.
— Bon, écoutez, peut-être que je ne peux pas pointer un flingue sur vous et vous obliger à faire ce qu’il faut. Mais laissez-moi vous poser une question. D’accord ?
— D’accord, dit Holden.
Miller se laissa aller au fond de son siège. Les drogues rendaient ses paupières lourdes.
— Que se passe-t-il ?
Un long silence suivit. L’appareillage médical émit un autre tintement. Une autre vague de froid se rua dans les veines violentées de Miller.
— Que se passe-t-il ? répéta Holden.
Miller se rendit compte qu’il aurait pu se montrer un peu plus précis. Il se força à rouvrir les yeux.
— Vous diffusez tout ce que nous savons. Que se passe-t-il ?
— La guerre s’arrête. Les gens se retournent contre Protogène.
— Il y a quelques trous dans votre théorie, mais admettons. Que se passe-t-il ensuite ?
Holden ne répondit pas pendant le temps de quelques battements de cœur.
— Les gens commencent à traquer le virus de Phœbé, dit-il enfin.
— Ils commencent à expérimenter. Ils commencent à se battre pour le virus. Si cette petite saloperie a autant de valeur que Protogène le pense, vous ne pourrez pas arrêter la guerre. Vous ne ferez qu’en changer les paramètres.
Le capitaine se rembrunit, et des lignes dures marquèrent les coins de ses lèvres et de ses yeux. Miller vit mourir une petite partie de l’idéalisme de cet homme, et il fut désolé d’en éprouver de la joie. Il n’en poursuivit pas moins sa démonstration, à mi-voix :
— Alors, que se passe-t-il si nous arrivons sur Mars ? Nous échangeons la protomolécule contre plus d’argent qu’aucun de nous n’en a jamais vu. Ou alors ils vous butent, tout simplement. Mars gagne la guerre contre la Terre. Et la Ceinture. Ou bien vous ralliez l’APE, qui est la meilleure chance d’indépendance qu’ait la Ceinture, même si c’est une bande de barjots fanatiques dont la moitié pense qu’ils peuvent vraiment survivre sur leurs cailloux sans l’aide de la Terre. Et faites-moi confiance, il est tout aussi probable qu’ils vous butent. Ou bien vous balancez tout à tout le monde et vous vous répétez que quoi qu’il arrive ensuite vous avez gardé les mains propres.
— Il faut faire ce qui est juste, dit Holden.
— Vous n’avez pas de solution juste, mon pote, soupira Miller. Seulement un éventail de solutions qui au mieux sont un peu moins injustes.
La transfusion d’Holden était achevée. Il ôta les aiguilles de son bras et laissa les fins tentacules métalliques se rétracter. Alors qu’il redescendait sa manche, son expression s’adoucit.
— Les gens ont le droit de savoir ce qui se passe, dit-il. Votre argumentaire se réduit à estimer que les gens ne sont pas assez intelligents pour trouver un moyen d’utiliser la vérité.
— Est-ce que quelqu’un s’est servi de quelque chose que vous avez diffusé autrement que comme excuse pour abattre quelqu’un qu’il n’aimait pas avant ? Si vous leur donnez une raison supplémentaire de le faire, ça ne les empêchera pas de s’entretuer, dit Miller. C’est vous qui avez déclenché ces guerres, capitaine, mais ça ne signifie pas que vous êtes en mesure de les stopper. N’empêche, il faut que vous tentiez le coup.
— Et comment suis-je censé faire ? répliqua Holden.
Le désarroi qui perçait dans sa voix était peut-être plus proche de la colère. Ou de l’imploration.
Quelque chose remua dans le ventre de Miller, un quelconque organe enflammé qui se calmait assez pour reprendre sa place. Il ne s’était pas rendu compte qu’il se sentait mal avant de se sentir bien de nouveau, et d’un seul coup.
— Demandez-vous ce qui se passe, dit-il. Demandez-vous ce que Naomi ferait.
Holden céda à un rire bref et sonore comme un aboiement.
— C’est comme ça que vous prenez vos décisions, vous ?
Miller ferma les yeux. Juliette Mao était là, assise sur son lit, dans son ancien appartement de Cérès. Elle combattait l’équipage du vaisseau furtif pour l’arrêter. Le virus extraterrestre faisait éclater son corps sur le sol de sa douche.
— Quelque chose d’approchant, oui, dit Miller.
Le rapport venu de Cérès, en rupture avec la compétition habituelle des communiqués, arriva cette nuit-là. Le conseil gouvernemental de l’APE annonça qu’un cercle d’espions martiens avait été éradiqué. La vidéo montrait les cadavres flottant au-dehors d’un sas industriel, dans ce qui semblait être les anciens quais du secteur 6. Vues d’une certaine distance, les victimes paraissaient presque en paix. L’enregistrement passa à la direction de la sécurité. Le capitaine Shaddid semblait avoir vieilli. S’être endurcie.
— Nous regrettons d’avoir dû agir ainsi, dit-elle à tout le monde, partout. Mais pour défendre la cause de la liberté, aucun compromis n’est possible.
Voilà où on en arrive, songea Miller en se caressant le menton d’une main. Ça sent le pogrom. Coupons seulement cent têtes, seulement mille têtes, seulement dix mille têtes de plus, et nous serons libres.
Une alarme sonna discrètement, et un moment plus tard la gravité changea de quelques degrés sur la gauche de Miller. Leur trajectoire s’était infléchie. Holden avait pris une décision.
Il trouva le capitaine assis seul devant un moniteur, aux ops. L’écran éclairait son visage par en dessous et jetait des ombres sur ses yeux. Il semblait vieilli, lui aussi.
— Vous allez lancer la diffusion ? demanda Miller.
— Non. Nous ne sommes qu’un simple vaisseau. Si nous disons à tout le monde ce qu’est cette chose, que nous en détenons un échantillon, nous serons morts avant Protogène.
Avec un grognement, Miller s’installa au poste voisin. Le siège à cardan s’ajusta sans bruit.
— Ce qui est probablement vrai, dit-il. Nous allons quelque part ?
— Je ne leur fais pas confiance, déclara Holden. Je ne fais confiance à personne en ce qui concerne ce coffre-fort.
— Ce qui est probablement très sensé.
— J’ai mis le cap sur la station Tycho. Il y a là-bas quelqu’un… quelqu’un en qui j’ai confiance.
— Confiance ?
— Envers qui je n’ai pas une méfiance affirmée.
— Naomi estime que c’est la chose à faire ?
— Je ne sais pas. Je ne lui ai pas posé la question. Mais je pense que oui.
— Ce n’est pas loin, commenta Miller.