Pour la première fois, Holden quitta l’écran des yeux.
— Vous savez ce qu’est la chose à faire, vous ?
— Ouais.
— Et c’est quoi ?
— Expédiez ce coffre-fort sur une trajectoire de collision avec le soleil, et assurez-vous que personne ne puisse plus jamais remettre le pied sur Éros ou Phœbé. Et ensuite, prétendez que rien de tout ça n’est jamais arrivé.
— Alors pourquoi ce n’est pas ce que nous faisons ?
Miller hocha lentement la tête.
— Comment faites-vous pour vous débarrasser du Saint-Graal ?
37
Holden
Alex fit évoluer le Rossinante à trois quarts de g deux heures durant, pendant que l’équipage préparait le repas et dînait. Il reviendrait à trois g quand la pause serait terminée, mais dans l’intervalle Holden appréciait de se tenir sur ses deux jambes dans des conditions proches de celles qu’on connaissait sur Terre. C’était un peu plus pesant pour Naomi et Miller, mais aucun des deux ne s’en plaignit. Ils comprenaient la nécessité d’aller vite.
Une fois la gravité redescendue après l’écrasement de l’accélération brutale, tout l’équipage se réunit tranquillement dans la coquerie et commença à préparer le dîner. Naomi mélangea de faux œufs et du faux fromage. Amos cuisina du concentré de tomate et ce qui restait de leurs champignons frais pour concocter une sauce rouge qui dégageait un parfum comparable à celui des vrais aliments. Alex, qui était de surveillance, avait transféré les ops du vaisseau sur un panneau de contrôle dans la coquerie et était assis à côté de lui. Il étalait le faux fromage et la sauce rouge sur des pâtes plates dans l’espoir que le résultat offrirait une ressemblance approximative avec des lasagnes. Holden s’occupait du four, et il s’était joint aux préparatifs culinaires en faisant cuire des lingots de pâte gelée pour les transformer en petits pains. L’odeur qui flottait dans la pièce n’était pas totalement différente de celle de la vraie nourriture.
Miller avait suivi l’équipage dans la coquerie, mais il semblait ne pas savoir demander comment se rendre utile. Il dressa la table puis s’y assit et observa ce qui se passait autour de lui. Il n’évitait pas réellement de croiser le regard d’Holden, mais ne cherchait certainement pas à attirer son attention. D’un accord tacite, personne n’avait allumé de canal d’information. Le capitaine n’en doutait pas, chacun se précipiterait pour avoir les dernières nouvelles de la guerre dès que le repas serait terminé, mais pour le moment ils s’affairaient tous dans un silence agréable.
Quand la préparation fut finie, Holden sortit les pains du four et les y remplaça par le plat de lasagnes. Naomi s’assit à côté d’Alex et entama avec lui une conversation paisible en relation avec quelque chose qu’elle avait remarqué sur l’écran-relais des ops. Holden partagea son temps entre elle et la surveillance des lasagnes. La jeune femme rit d’une réflexion d’Alex et dans un geste inconscient entortilla ses cheveux autour de son index. Le Terrien sentit un nœud se former au creux de son ventre.
Du coin de l’œil, il crut voir Miller qui l’épiait. Quand il se tourna vers lui, l’ex-inspecteur regardait ailleurs, et l’esquisse d’un sourire étirait ses lèvres. Naomi rit une fois de plus. Elle avait posé une main sur le bras du pilote, lequel rougissait et parlait aussi vite que l’y autorisait son ridicule accent traînant de Martien. Tous deux semblaient très complices. Cette constatation réjouit Holden tout en l’emplissant de jalousie. Il se demanda si Naomi pourrait redevenir son amie un jour.
Elle remarqua qu’il l’observait et lui lança un clin d’œil de connivence qui aurait probablement pris tout son sens s’il avait pu entendre ce qu’Alex disait. Il sourit et lui répondit sur le même mode, heureux d’être inclus pour un moment. Un grésillement provenant du four attira son attention. Les lasagnes commençaient à se couvrir de petites bulles et à déborder des plats.
Il enfila les gants isolants et ouvrit la porte de l’appareil.
— La soupe est prête, annonça-t-il, et il sortit le premier plat qu’il déposa sur la table.
— C’est une soupe qui a l’air foutrement laide, dit Amos.
— Euh, ouais, fit Holden. C’était une expression que mère Tamara utilisait quand elle avait fini de cuisiner. Je ne sais pas trop d’où ça vient.
— Une de vos trois mères faisait la cuisine ? C’est très traditionnel, dit Naomi avec un petit sourire forcé.
— Eh bien, elle partageait cette tâche très équitablement avec Caesar, un de mes pères.
Elle lui sourit encore, plus naturellement cette fois.
— À vous entendre, c’était vraiment bien, dit-elle. Une grande famille comme ça.
— Ça l’était, oui, répondit-il.
Une image lui vint, celle du feu nucléaire dévorant la ferme du Montana dans laquelle il avait grandi, et sa famille instantanément réduite en cendres. Si cela arrivait, il était certain que Miller serait là pour lui faire savoir que c’était sa faute. Il n’était pas sûr d’avoir encore quelque chose à lui répondre.
Pendant qu’ils mangeaient, il sentit que la tension baissait peu à peu dans la pièce. Amos rota très bruyamment, et répondit au chœur des protestations par un second rot encore plus sonore. Alex raconta de nouveau la plaisanterie qui avait fait rire Naomi. Miller lui-même se prit au jeu et narra une histoire interminable et de plus en plus improbable concernant le démantèlement d’une opération de vente de fromage au marché noir qui se serait terminée par une fusillade, avec neuf Australiens nus dans un bordel illégal. À la fin de sa narration, Naomi riait si fort qu’elle en avait bavé sur sa chemise, et Amos répétait “Pas possible, bordel !” comme un mantra.
Le récit était assez divertissant, et sa relation distanciée convenait à merveille, mais Holden ne l’écouta pas vraiment. Il observait son équipage, voyait la tension déserter les visages et les épaules. Lui et Amos étaient originaires de la Terre quoique, s’il devait deviner, il aurait dit que le mécanicien avait tout oublié de son monde de naissance dès la première fois où il avait embarqué sur un vaisseau. Alex était de Mars et aimait manifestement sa planète. Une erreur malheureuse d’un camp ou de l’autre et les deux planètes pouvaient n’être plus que des tas de décombres radioactifs avant la fin de ce repas. Mais pour l’instant ils étaient simplement des amis qui dînaient ensemble. C’était bien la chose à faire. Ce pour quoi Holden devait continuer de se battre.
— Je me souviens de cette pénurie de fromage, dit Naomi quand Miller se tut. Elle a frappé toute la Ceinture. C’était donc votre faute ?
— Eh bien, s’ils s’étaient limités à introduire du fromage en contrebande, nous n’aurions pas eu de problème, répondit l’ex-policier. Mais ils avaient pris cette sale habitude d’abattre les autres trafiquants de fromage. Forcément, les flics ont remarqué la chose. Mauvaise façon de mener les affaires.
— Tout ça pour du putain de fromage ? s’exclama Amos en laissant tomber sa fourchette dans son assiette avec un claquement sec. Vous êtes sérieux, là ? Je veux dire : pour la drogue, les paris, ce genre de trucs, je peux comprendre. Mais pour du fromage ?
— Les paris sont légaux dans la plupart des lieux, dit Miller. Et un cancre en études de chimie peut fabriquer autant de drogue qu’il veut dans sa salle de bains. Impossible de contrôler l’approvisionnement.
— Le vrai fromage vient de la Terre, ou de Mars, ajouta Naomi. Et après l’augmentation des frais d’expédition, et avec les cinquante pour cent de taxes imposés par la Coalition, le fromage coûte plus cher que le carburant en boulettes.
— Nous nous sommes retrouvés avec cent trente kilos de cheddar du Vermont dans l’armoire à scellés, dit Miller. Au prix de revente dans la rue, le lot aurait sans doute permis d’acheter un vaisseau individuel. À la fin de la journée, tout avait disparu. Nous l’avons inscrit comme détruit pour cause de détérioration. Personne n’a rien dit, puisque chacun est rentré à la maison avec un bon morceau.