Il posa les yeux sur le coffre-fort solidement attaché au pont, et il espéra ne pas avoir signé l’arrêt de mort de tout le monde sur la station en l’apportant là.
Juste à cet instant, Miller se glissa par l’écoutille s’ouvrant dans le plancher et se laissa dériver jusqu’au coffre-fort. Il lança un regard éloquent au Terrien.
— Ne le dites pas, fit Holden. Je le pense déjà.
L’ex-inspecteur haussa les épaules et prit la direction du poste des ops.
— Un sacré morceau, dit-il en désignant le Nauvoo sur l’écran.
— Le vaisseau de toute une génération. Ce genre d’appareil nous offrira les étoiles.
— Ou une mort en solitaire au bout d’un long voyage vers nulle part.
— Vous savez, la version qu’ont “certaines espèces” de la grande aventure galactique consiste à tirer des projectiles emplis de virus sur leurs voisins. En comparaison, je trouve que la nôtre ne manque vraiment pas de noblesse.
Miller parut réfléchir à cette vision des choses, acquiesça et regarda la station Tycho grossir sur l’écran de contrôle à mesure qu’Alex les en rapprochait. Il avait posé une main sur la console, ce qui lui permettait d’effectuer les ajustements minimes pour rester immobile alors même que les manœuvres du pilote créaient des poussées de gravité dans tous les sens. Holden était sanglé dans son siège. Même en se concentrant, il était incapable de maîtriser aussi bien zéro g et des poussées aussi anarchiques. Son cerveau ne pouvait tout simplement pas se débarrasser des automatismes que lui avaient inculqués vingt années passées en pesanteur constante.
Naomi avait raison. Il était si facile de considérer les Ceinturiens comme des étrangers. Bon sang, si vous leur accordiez le temps de développer un système individuel implantable de stockage et de recyclage de l’oxygène, et que vous continuiez de limiter les combinaisons pressurisées au minimum nécessaire pour assurer la chaleur corporelle, vous finiriez peut-être par avoir des Ceinturiens qui passeraient plus de temps à l’extérieur de leurs vaisseaux et de leurs stations qu’à l’intérieur.
C’était peut-être la raison pour laquelle ils étaient imposés au point d’avoir tout juste de quoi vivre. L’oiseau était hors de la cage, mais on ne voulait pas le laisser déployer ses ailes trop largement, de crainte qu’il oublie qui était son maître.
— Vous faites confiance à ce Fred ? demanda Miller.
— Plus ou moins. Il nous a bien traités la dernière fois, alors que tout le monde voulait notre mort ou notre emprisonnement.
Miller grogna, comme si cela ne prouvait rien à ses yeux.
— Il est de l’APE, non ?
— En effet, répondit le Terrien. Mais je pense qu’il appartient à la vraie APE. Pas à celle de ces cow-boys qui veulent s’expliquer à coups de fusil avec les planètes intérieures. Nices abrutis qui diffusent par la radio des appels à la guerre. Fred est un politique.
— Et ceux qui veulent contrôler Cérès ?
— Je ne sais pas, dit Holden. Je ne les connais pas. Mais Fred représente notre meilleure chance. La moins mauvaise.
— Très bien. Nous ne trouverons pas de solution politique avec Protogène, vous le savez.
— Oui, répondit Holden, qui commença à déboucler son harnais alors que le Rossi accostait dans une série de chocs métalliques. Mais Fred n’est pas seulement un politique.
Assis derrière son grand bureau en bois, Fred lisait les notes d’Holden sur Éros, la recherche de Julie, et la découverte du vaisseau furtif. Miller était assis face à lui et l’observait avec l’attention qu’un entomologiste montre pour une nouvelle espèce d’insectes dont il ne sait si elle pique. Holden se tenait un peu retrait, sur la droite de Fred, et il s’efforçait de ne pas consulter tout le temps l’heure sur son terminal. Sur le grand écran mural derrière le bureau, le Nauvoo glissa tel le squelette métallique de quelque léviathan en décomposition. Holden apercevait les minuscules taches d’un bleu brillant, là où les ouvriers maniaient les chalumeaux sur la coque et la superstructure. Pour s’occuper, il se mit à les dénombrer.
Il en était à quarante-trois quand une petite navette apparut dans son champ de vision, un chargement de poutrelles en acier serré dans une paire de puissants bras de manipulation et fila en direction du vaisseau en construction. L’appareil se réduisit bientôt à un point à peine plus gros que l’extrémité d’un stylo avant de s’arrêter. Dans l’esprit d’Holden, le Nauvoo passa subitement du statut de gros vaisseau relativement proche à celui d’appareil gigantesque bien plus éloigné. Il en eut brièvement le vertige.
Son terminal bipa presque au même moment que celui de Miller. Il ne le regarda même pas, et en toucha la surface pour le mettre en veille. Il s’était habitué, maintenant. Il sortit de sa poche un petit flacon, fit tomber deux pilules dans le creux de sa main et les avala sans rien d’autre. Il entendit Miller qui faisait comme lui. Le système d’expertise médicale du vaisseau les leur fournissait chaque semaine avec l’avertissement qu’oublier de les prendre aux heures dites entraînerait la mort dans d’atroces souffrances. Alors il les prenait, et il les prendrait jusqu’à la fin de ses jours. S’il ratait quelques prises, il n’en aurait plus pour très longtemps.
Fred termina sa lecture, posa son propre terminal devant lui et se frotta les yeux avec l’intérieur de ses poignets pendant plusieurs secondes. Pour Holden, il semblait plus vieux que lors de leur dernière rencontre.
— Il faut que je vous fasse un aveu, Jim : je ne sais pas quoi penser de ça, dit-il enfin.
Miller regarda Holden et articula silencieusement Jim, avant une mimique interrogative. Le Terrien ne réagit pas.
— Vous avez lu ce que Naomi a ajouté à la fin ? demanda-t-il.
— La mention concernant les nanovirus en réseau pour une puissance de traitement accrue ?
— Oui, ce passage-là. Ce n’est pas bête du tout, Fred.
Celui-ci eut un rire dénué de joie avant de pointer un doigt sur son terminal.
— Ça, dit-il, ça n’a de sens que pour un psychopathe. Aucune personne saine d’esprit ne pourrait commettre une chose pareille. Quoi qu’on ait pensé en tirer.
Miller se racla la gorge.
— Vous avez quelque chose à ajouter, monsieur Muller ? demanda Fred.
— Miller, corrigea l’ex-inspecteur. Oui. Tout d’abord, et sans vouloir vous manquer de respect, ne vous faites pas d’illusion. Le génocide est passé de mode. Ensuite, les faits ne sont pas en question. Protogène a infecté la station Éros avec une pandémie extraterrestre, et ils enregistrent les résultats. Le pourquoi de la chose n’a pas d’importance. Nous devons les stopper.
— Et nous pensons être en mesure de remonter jusqu’à leur station d’observation, ajouta Holden.
Fred se laissa aller dans son fauteuil, et le faux cuir et le cadre en métal craquèrent sous son poids, même à un tiers de g.
— Les stopper comment ? dit-il.
Il savait. Il voulait juste les entendre l’exposer à haute voix. Miller joua le jeu.
— Je propose que nous nous rendions sur leur station et que nous les abattions.
— Qui, “nous” ? demanda Fred.
— Il y a beaucoup d’excités de l’APE qui sont impatients d’en découdre avec la Terre et Mars, répondit Holden. Nous allons leur donner de vrais méchants à massacrer, à la place.
Fred hocha la tête d’une façon qui ne signifiait nullement qu’il était d’accord.
— Et votre échantillon ? Le coffre-fort du capitaine ?