— Il m’appartient, dit Holden. Ce point n’est pas négociable.
Fred rit de nouveau, mais cette fois il y avait un peu de légèreté dans cet éclat. Miller réprima sa surprise, puis un début de sourire.
— Pourquoi accepterais-je ? demanda Fred.
Holden releva le menton et lui sourit.
— Et si je vous disais que j’ai caché le coffre-fort sur un planétésimal piégé avec assez de plutonium pour transformer quiconque y toucherait en un nuage d’atomes, en supposant que quelqu’un parvienne à le retrouver ?
Fred le dévisagea durant quelques secondes, puis il lâcha :
— Mais vous ne l’avez pas fait.
— Eh bien, non, dit Holden. Mais je pourrais vous affirmer le contraire.
— Vous êtes trop honnête, remarqua Fred.
— Et vous ne pouvez pas faire confiance à quelqu’un qui détient quelque chose d’une telle importance. Vous savez déjà ce que je vais en faire. C’est pourquoi, jusqu’à ce que nous nous mettions d’accord sur une solution meilleure, vous allez me le laisser.
Fred acquiesça.
— Oui, dit-il, j’imagine que c’est ce que je vais faire.
38
Miller
Le pont d’observation dominait le Nauvoo qui s’assemblait lentement. Assis sur le bord d’un canapé moelleux, les doigts entrelacés de ses mains recouvrant un genou, Miller contemplait le panorama immense qu’offrait le chantier de construction. Après le temps passé sur le vaisseau d’Holden et, avant cela, sur Éros, avec son architecture fermée selon l’ancien style, une vision aussi étendue paraissait artificielle. Le pont lui-même était plus vaste que le Rossinante et décoré de fougères souples et de lierre à l’aspect sculpté. Les recycleurs d’air étaient étrangement silencieux, et, bien que la gravité de rotation fût sensiblement la même que celle de Cérès, de façon subtile la force de Coriolis paraissait fausse.
Il avait vécu dans la Ceinture toute sa vie, et jamais il n’avait visité un endroit conçu avec un tel soin et un tel goût, dans le but d’étaler la richesse et le pouvoir. L’ensemble était agréable tant qu’il n’y réfléchissait pas trop.
Il n’était pas le seul à se trouver attiré par les espaces ouverts de Tycho. Quelques dizaines d’employés de la station étaient assis en groupes ou déambulaient ensemble. Une heure auparavant, Amos et Alex étaient passés devant lui, absorbés dans leur conversation, et il ne fut pas tellement surpris quand, se levant et reprenant le chemin des quais, il aperçut Naomi assise, avec pour seule compagnie un bol de nourriture qui refroidissait sur un plateau à côté d’elle. Toute son attention était concentrée sur son terminal.
— Salut, dit-il.
Elle leva les yeux, le reconnut et lui adressa un sourire distrait.
— Salut, fit-elle.
Il désigna le terminal d’un regard expressif qui en revenant sur elle se transforma en question muette.
— Données comm en provenance de ce vaisseau, expliqua-t-elle.
C’était toujours ce vaisseau, songea-t-il. De la même façon, les gens appelaient la scène d’un crime particulièrement atroce cet endroit.
— Tout est transmis par faisceau de ciblage, je me suis donc dit que ce ne serait pas trop difficile à trianguler. Mais…
— Ce n’est pas si facile ?
Elle fit la moue et soupira.
— J’ai établi le tracé des orbites, mais rien ne colle. Il pourrait y avoir des drones de relais, bien sûr. Des cibles mouvantes sur lesquelles le système du vaisseau était calibré et qui renverraient le message à la station. Ou un autre drone, et ensuite la station, ou un autre agencement, qui sait ?
— Des données en provenance d’Éros ?
— Je suppose que oui, répondit-elle, mais je ne crois pas qu’il serait plus facile de les interpréter que celles-là.
— Vos amis de l’APE ne peuvent rien faire ? Ils disposent d’une puissance de traitement plus grande que celle d’un simple appareil individuel. Et ils ont probablement une meilleure carte de l’activité dans la Ceinture.
— Probablement.
Il n’aurait pu dire si elle ne faisait pas confiance à ce Fred Johnson auquel Holden les avait confiés, ou si elle avait juste besoin de penser que l’enquête lui appartenait toujours. Il envisagea de lui conseiller de se mettre en retrait pendant un temps, de laisser les autres prendre la relève, mais il n’était pas certain d’avoir sur elle l’autorité morale nécessaire pour s’assurer sa coopération.
— Quoi ? dit-elle, et un sourire hésitant planait sur ses lèvres.
Il s’arracha à ses pensées.
— Vous étiez en train de rire tout bas, expliqua-t-elle. Je crois bien que je ne vous avais encore jamais vu rire. Enfin, quand il y avait quelque chose de drôle.
— Je pensais à un conseil qu’un de mes collègues m’avait donné concernant les affaires qu’il vaut mieux laisser tomber quand on vous les retire.
— Qu’est-ce qu’il disait exactement ?
— Que ça revenait à ne s’en prendre qu’à moitié plein la gueule.
— Un vrai poète, celui-là.
— Pour un Terrien, il est plutôt bien, dit Miller, et soudain il y eut comme un déclic au fond de son esprit. Ah, bon sang, j’ai peut-être quelque chose…
Il retrouva Havelock sur un site crypté faisant partie d’un groupe de serveurs émettant depuis Ganymède. Le temps d’attente dû à l’acheminement des messages les empêchait d’avoir une conversation en temps réel. L’exercice ressemblait plutôt à un échange de billets, mais il remplit son rôle. L’attente rendait Miller anxieux. Il restait assis devant son terminal réglé pour s’actualiser toutes les trois secondes.
— Désirez-vous autre chose ? demanda la femme. Un autre bourbon ?
— Avec plaisir, répondit-il en reportant aussitôt son attention sur l’écran, pour voir si Havelock avait répondu.
Pas encore.
Comme le pont d’observation, la devanture de ce bar donnait sur le Nauvoo, mais selon un angle quelque peu différent. L’immense vaisseau paraissait réduit à cause de la perspective, et des arcs d’énergie l’illuminaient là où une couche de céramique était recuite. Un groupe de fanatiques religieux s’apprêtait à embarquer dans l’appareil géant, ce petit monde qui serait capable de les faire vivre en autarcie tout en les propulsant dans les ténèbres entre les étoiles. Des générations vivraient et mourraient dans ses entrailles, et si au terme de leur voyage ils avaient la chance hallucinante de trouver une planète où s’installer, les individus qui fouleraient son sol n’auraient jamais connu personnellement la Terre, Mars ou la Ceinture. Ils seraient déjà des étrangers. Et si ce qu’avait créé la protomolécule était là pour les accueillir, que se passerait-il ?
Mourraient-ils tous, comme Julie était morte ?
Il y avait de la vie dans cette immensité, là, au-dehors. Ils en avaient la preuve, désormais. Et la preuve leur avait été fournie sous la forme d’une arme. Qu’est-ce que cela lui indiquait ? À part peut-être que les Mormons méritaient une petite mise en garde quant à ce à quoi ils allaient confronter leurs arrière-petits-enfants en montant à bord du Nauvoo.
Intérieurement il rit en se rendant compte que c’était exactement ce qu’Holden aurait dit.
On lui apporta le bourbon au moment où son terminal sonnait. Le codage du dossier vidéo lui prit presque une minute, ce qui en soi était bon signe.
Le fichier s’ouvrit, et sur l’écran Havelock lui sourit. Il avait meilleure mine que lorsqu’il était sur Cérès, et cela se voyait à la ligne plus nette de sa mâchoire. Sa peau avait bruni, mais Miller ignorait si c’était purement cosmétique ou si son ancien équipier avait pris des bains de faux soleil par simple plaisir. Peu importait. Mais cela donnait au Terrien l’air en forme.