Il s’accroupit face à Miller, de l’autre côté du passage.
— D’accord, inspecteur. Et maintenant ?
— Maintenant, nous attendons que la foule soit passée, nous la suivons et nous essayons d’atteindre les aires d’embarquement. Les gens dans les abris sont faciles à éviter. Le plus dur sera de traverser les casinos.
— Nous ne pouvons pas emprunter le réseau de la maintenance pour nous déplacer ? demanda Alex.
— Pas sans carte, impossible, répondit Amos. Si on se perd ici, on est très mal.
— Donc, reprit Holden sans les écouter, nous attendons que tout le monde soit aux abris et nous levons le camp.
Miller acquiesça, et les deux hommes se regardèrent pendant quelques secondes. Entre eux l’atmosphère parut s’épaissir, et le silence prit un sens particulier. Miller eut un mouvement d’épaule, comme si sa veste lui créait des démangeaisons.
— Pourquoi pensez-vous qu’une bande de salopards venus de Cérès pousse tout le monde vers les abris antiradiations alors qu’il n’y a aucun danger réel de radioactivité ? demanda enfin Holden. Et pourquoi les policiers d’Éros les laissent-ils faire ?
— Bonnes questions.
— S’ils se servent de ces brutes, ça aide à expliquer pourquoi leur tentative d’enlèvement a échoué de façon aussi lamentable à l’hôtel. Ils n’ont pas l’air très pros.
— Non, en effet, dit Miller. Ce n’est pas leur secteur d’activité habituel.
— Vous ne voudriez pas rester un peu tranquilles, vous deux ? grommela Naomi.
Ils lui obéirent pendant presque une minute. Puis Holden ne put s’empêcher de demander :
— Ce serait vraiment stupide d’aller jeter un œil à ce qui se passe, n’est-ce pas ?
— Évident. Quoi qu’il se passe dans ces abris, c’est là que seront les gardes et les patrouilles.
— Oui, bien sûr…
— Chef, dit Naomi sur le ton de l’avertissement.
— Mais quand même, reprit Holden en s’adressant à l’ex-inspecteur, vous n’aimez pas le mystère.
— Non, c’est vrai, répondit Miller avec un léger sourire. Et vous, mon ami, vous êtes un satané fouineur.
— Oh, bordel, murmura Naomi.
— Qu’y a-t-il, patronne ? lui demanda Amos.
— Il y a que ces deux-là viennent de foutre par terre notre plan d’évasion, répondit-elle avant de se tourner vers Holden. L’un comme l’autre, vous n’allez pas du tout vous rendre service, et par voie de conséquence vous n’allez pas nous rendre service.
— Non, dit Holden. Vous ne nous accompagnez pas. Vous restez ici avec Amos et Alex. Laissez-nous… – Il consulta son terminal – trois heures, le temps d’aller jeter un œil là-bas et de revenir. Si nous ne sommes pas là…
— Nous vous laissons aux mains de ces faux policiers et nous nous trouvons tous les trois un boulot sur Tycho, où nous vivrons heureux jusqu’à la fin de nos jours, conclut-elle.
Holden grimaça un sourire.
— C’est ça. Ne jouez pas aux héros.
— L’idée ne nous avait même pas effleurés, monsieur.
Accroupi dans l’ombre à l’extérieur de l’écoutille du réseau de maintenance, Holden épiait les gangsters de Cérès déguisés en policiers antiémeute qui emmenaient par petits groupes les citoyens d’Éros. Le système de sonorisation continuait de parler d’un éventuel danger de radioactivité et exhortait tout le monde à coopérer sans réserve avec le personnel affecté aux situations d’urgence. Holden avait déjà choisi le groupe à suivre, et il était prêt à faire mouvement quand Miller posa la main sur son épaule.
— Attendez. Il faut que j’appelle quelqu’un.
Il composa rapidement un numéro sur son terminal, et après quelques secondes le message Réseau non disponible apparut en lettres grises sur l’écran.
— Pas de contact possible ? demanda Holden.
— C’est la première chose que je ferais, moi aussi.
— Je vois, dit Holden, même si en réalité il ne voyait rien.
— Bon, eh bien, c’est juste vous et moi, maintenant.
L’ex-policier éjecta le chargeur de son arme et entreprit de le garnir de balles qu’il pêcha dans une poche.
Bien qu’il ait eu son compte de fusillades pour le restant de sa vie, Holden sortit lui aussi son pistolet et le vérifia. Après l’échange de tirs à l’hôtel, il avait remplacé le chargeur, et celui-ci était plein. Il replaça l’arme au creux de ses reins, sous sa ceinture. Il remarqua que Miller gardait le sien à la main, plaqué contre sa cuisse, là où son manteau le dissimulait en partie.
Quand le groupe qu’ils suivaient fit enfin halte devant une grande porte de métal marquée de l’ancien symbole de la radioactivité, Holden et Miller se glissèrent sur le côté et se cachèrent derrière un gros bac à fleurs où poussaient des fougères et deux arbrisseaux rabougris. Holden observa les faux policiers antiémeute qui poussaient tout le monde à l’intérieur de l’abri puis verrouillaient la porte sur eux à l’aide d’une carte magnétique. Ensuite les gangsters s’éclipsèrent, à l’exception d’un seul qui resta pour monter la garde.
— Demandons-lui de nous laisser entrer, chuchota Miller.
— Suivez-moi, répondit Holden.
Il se leva et marcha vers le garde.
— Eh, enfoiré, tu es supposé être dans un abri ou au niveau des casinos, alors barre-toi et va rejoindre ton putain de groupe, gronda le faux policier en posant la main sur la crosse du pistolet passé à sa ceinture.
Holden leva les mains dans un geste d’apaisement, sourit et continua d’avancer.
— Ben, c’est que j’ai perdu mon groupe. J’ai été séparé d’eux, à un moment. Je ne suis pas d’ici, vous comprenez.
Avec son bâton paralysant qu’il tenait dans la main gauche, l’autre désigna le couloir.
— Va par là jusqu’à ce que tu trouves les rampes qui descendent.
Miller sembla surgir de nulle part dans l’éclairage défaillant, l’arme déjà braquée sur la tête du garde. Il ôta le cran de sûreté dans un clic sonore.
— Et si nous, nous allions simplement rejoindre le groupe qui est déjà à l’intérieur ? proposa-t-il. Ouvre.
Le faux policier le regarda du coin de l’œil sans tourner la tête. Il leva les mains et laissa tomber son bâton.
— Tu ne veux pas faire ça, mec, dit-il.
— Moi, je pense que si, fit Holden. Vous devriez lui obéir. Ce n’est pas quelqu’un de très commode.
Miller colla le canon de son pistolet contre la tempe de l’autre.
— Tu sais ce que nous avions l’habitude d’appeler un “écervelé”, au poste ? Un connard à qui un tir en pleine tête a expulsé toute la cervelle du crâne. En règle générale, ça arrive quand une arme est placée à bout touchant contre la tête de la victime, à cet endroit précis, juste là. Le jet de gaz qui accompagne le projectile n’a nulle part où aller. Alors il suit la balle et arrache toute la cervelle du connard, et il la balance par la plaie de sortie.
— Ils ont dit de ne pas ouvrir ces abris une fois qu’ils étaient verrouillés, mec, dit le garde sur un débit tellement précipité que tous les mots semblaient n’en former qu’un. Ils étaient très sérieux sur ce point.
— C’est la dernière fois que je demande, grinça Miller. Étape suivante : j’utilise la carte que j’aurai prise sur ton cadavre.
Holden fit pivoter le garde pour qu’il soit face au panneau métallique, et le délesta de l’arme qu’il avait à la ceinture. Il espérait sincèrement que les menaces de Miller n’étaient que des menaces. Mais il craignait qu’elles ne soient pas que du bluff.