— Le boulot, fit-il. Quel est le boulot ?
— Je ne sais pas…
— Eh, dit-il avec douceur. Je viens juste de buter ton pote.
— Et c’est la troisième fois aujourd’hui, ajouta Holden. Je l’ai vu faire.
Miller le lut dans les prunelles de l’homme : la ruse, le glissement d’une stratégie à une autre. C’était familier, vieux comme le monde, aussi prévisible que l’écoulement de l’eau sur un plan incliné.
— Écoutez, dit Ko, c’est juste un boulot. Il y a un an, en gros, ils nous ont dit que nous allions faire un truc grandiose, vous comprenez ? Mais personne ne sait quoi. Et il y a quelques mois, ils se mettent à faire venir des types. Ils nous entraînent comme si nous étions flics, vous voyez le genre ?
— Qui vous a entraînés ? demanda Miller.
— Les derniers arrivés. Ceux qui avaient le contrat avant nous.
— Protogène ?
— Un nom comme ça, ouais. Ensuite ils sont partis, et on a pris la suite. Il suffit d’y aller en force, vous voyez. On a fait un peu de contrebande, aussi.
— De la contrebande de quoi ?
— Tout un tas de merdes, dit Ko qui commençait à moins craindre pour sa vie, ce qui se percevait à sa façon de parler et de se tenir. Du matériel de surveillance, des systèmes de communication, des serveurs super pointus. Des équipements scientifiques, aussi. Des trucs pour vérifier l’état de l’eau, et de l’air, toutes ces conneries. Et ces vieux robots télécommandés qu’on utilise pour les forages dans le vide. Tous ces machins.
— Et où allait tout ça ? dit Holden.
— Ici, répondit Ko avec un geste large qui englobait l’air, la pierre, la station. Tout est ici. Ils ont mis des semaines à tout installer. Et puis, pendant des semaines, rien.
— Qu’est-ce que ça veut dire, “rien” ?
— Rien de rien. Tous ces préparatifs, et après on est restés plantés là, à se les tourner.
Quelque chose ne s’était pas déroulé comme prévu. Le virus de Phœbé n’avait pas été au rendez-vous, songea Miller, mais ensuite Julie était arrivée et la partie avait pu reprendre. Il la revit telle qu’elle était dans la chambre d’hôtel. Les longues vrilles envahissantes de cette chose cauchemardesque, les pointes osseuses qui tendaient sa peau, le flot de filaments noirs qui se déversait de ses yeux.
— Mais on était bien payés, dit Ko avec philosophie. Et c’était plutôt agréable d’avoir un peu de temps de repos.
Miller approuva de la tête, se pencha, glissa le canon de son arme sous le bas du gilet pare-balles et tira une balle dans le ventre de Ko.
— Bordel, qu’est-ce que vous faites ? s’exclama Holden.
L’ex-policier rangea son pistolet dans la poche de sa veste et s’accroupit devant le blessé qui venait de s’effondrer au sol.
— Vous pensiez qu’il allait se passer quoi ? Il n’allait pas nous laisser partir comme ça.
— Ouais, d’accord, mais…
— Aidez-moi à le relever, dit l’ex-policier en passant le bras sous l’aisselle de Ko, qui hurla.
— Quoi ?
— Faites comme moi de l’autre côté. Ce type a besoin de soins médicaux, pas vrai ?
— Euh… Oui.
— Alors soutenez-le de votre côté.
Le trajet pour rejoindre les abris ne fut pas aussi long que Miller l’avait espéré, ce qui avait ses avantages et ses inconvénients : Ko était toujours vivant, et il geignait, ce qui était un point plutôt positif ; il risquait d’être encore un peu trop lucide, et cela n’allait pas dans le bon sens pour ce que l’ex-policier avait en tête. Mais quand ils arrivèrent en vue du premier groupe de gardes, les bredouillis du blessé étaient déjà assez décousus pour que le stratagème fonctionne.
— Eh ! cria Miller. Quelqu’un pour nous donner un coup de main !
Au bout de la rampe, quatre des gardes se consultèrent du regard avant de s’avancer vers eux, la curiosité prenant le dessus sur les procédures de base. Holden avait le souffle court, de même que Miller. Ko n’était pourtant pas si lourd. C’était mauvais signe.
— Qu’est-ce qui se passe ? dit l’un des hommes.
— Il y a pas mal de gens retranchés plus loin, là-bas, répondit Miller. La résistance. Je croyais que vous aviez nettoyé ce niveau.
— Ce n’était pas notre boulot, se défendit l’autre. Nous nous assurons seulement que les groupes venus des casinos gagnent bien tous les abris.
— Eh bien, quelqu’un a merdé, fit Miller d’un ton sec. Vous avez un moyen de transport ?
De nouveau, les gardes s’interrogèrent du regard.
— On peut en faire venir un, dit l’un d’eux.
— Laissez tomber. Allez plutôt débusquer ceux qui nous ont canardés.
— Attendez une minute, dit le premier garde à avoir parlé. Vous êtes qui, au juste ?
— Les installateurs de Protogène, affirma Holden. Nous remplaçons les senseurs défectueux. Ce gars était censé nous aider.
— Je n’ai jamais entendu parler d’un truc pareil, dit le chef du quatuor.
Miller glissa un doigt sous le gilet pare-balles de Ko et l’enfonça dans le ventre du blessé. Celui-ci poussa un cri et se tortilla pour échapper à la douleur.
— Parlez-en à votre chef quand vous aurez le temps. Allez. Il faut amener cet abruti à un médecin.
— Une minute ! ordonna le premier garde, et Miller réprima un soupir.
Ils étaient quatre. S’il lâchait Ko et se mettait à l’abri… mais il n’y avait pas vraiment d’endroit proche pour cela. Et qui pouvait dire ce qu’Holden ferait ?
— Où sont les tireurs ? demanda le garde.
L’ex-policier se retint de sourire.
— Il y a un trou à environ deux cent cinquante mètres dans le sens inverse de la rotation, expliqua Miller. Le corps de son équipier est toujours là. Vous ne pouvez pas le rater.
Il se tourna vers la rampe. Derrière lui, les gardes discutaient entre eux pour décider de ce qu’ils allaient faire, qui ils allaient envoyer en reconnaissance.
— Vous êtes complètement dingue, murmura Holden entre deux sanglots d’un Ko à demi inconscient.
Il avait peut-être raison.
Quand cesse-t-on d’ être humain ? se demandait Miller.
Il devait y avoir un moment, une décision quelconque que vous preniez, avant laquelle vous étiez une certaine personne, et après, quelqu’un d’autre. Tout en descendant les niveaux d’Éros, le corps amolli et ensanglanté de Ko entre Holden et lui, il réfléchissait à cette question. Il était probablement en train de mourir à cause des radiations reçues. Il avait réussi à franchir le barrage d’une demi-douzaine d’hommes qui ne l’avaient laissé passer que parce qu’ils étaient habitués aux gens effrayés par eux, alors qu’il ne l’était pas. Il avait tué trois personnes au cours des deux dernières heures. Quatre s’il comptait Ko par anticipation. Et il était probablement plus juste de dire quatre.
La partie analytique de son esprit, cette petite entité intime toute de froideur qu’il avait cultivée au fil des ans, le regardait agir et passait au crible chacune des décisions qu’il avait prises. Sur le moment, tout ce qu’il avait fait était parfaitement légitimé. Tirer sur Ko. Abattre les trois autres. Quitter la sécurité de la cachette où se trouvait l’équipage pour se renseigner sur l’évacuation. Émotionnellement, tous ces actes avaient paru évidents. C’est seulement quand il les considérait avec du recul que la dangerosité de l’ensemble lui apparaissait. S’il avait vu quelqu’un d’autre se comporter de la sorte – Muss, Havelock, Sematimba –, il ne lui aurait pas fallu plus d’une minute pour comprendre que cette personne avait perdu la tête. Parce qu’il s’agissait de lui-même, il avait mis plus longtemps à le remarquer. Mais Holden avait raison. À un moment ou un autre, il s’était perdu.