Il voulait croire que l’élément déclencheur était sa recherche de Julie, la découverte de ce qui lui était arrivé, la constatation qu’il avait été incapable de la sauver, mais c’était uniquement parce que tout cela ressemblait à un élan presque sentimental de sa part. La vérité, c’était que, parmi ses décisions précédant cet épisode – son départ de Cérès pour retrouver Julie, le basculement dans la boisson qui lui avait coûté sa carrière, le simple fait d’être resté flic ne serait-ce qu’un jour de plus après avoir tué une première fois, toutes ces années auparavant –, aucune ne semblait avoir de sens, si on regardait les choses avec objectivité. Il avait torpillé un mariage avec la femme qu’autrefois il aimait. Il avait vécu enfoncé jusqu’à la taille dans la fange constituant le pire de ce que l’humanité pouvait offrir. Il avait appris d’expérience qu’il était capable de tuer un de ses semblables. Et il ne pouvait dire qu’avant tel moment donné il avait été un homme sain d’esprit, entier, et qu’ensuite il n’était plus le même.
Peut-être que c’était un processus d’accumulation, comme le tabagisme. Une cigarette n’était pas très dangereuse. Cinq à peine plus. Chaque émotion qu’il avait éteinte, chaque contact humain dédaigné, chaque preuve d’amour, d’amitié, chaque moment de compassion dont il s’était détourné, l’avait éloigné un peu plus de lui-même. Jusqu’à maintenant, il avait pu tuer en toute impunité. Il avait su faire face à sa mort imminente en la niant, ce qui lui permettait de voir plus loin et d’agir.
Dans son esprit, Julie Mao inclina la tête de côté pour mieux écouter ses pensées. Elle l’étreignit, son corps se collant contre le sien dans un mouvement qui tenait plus du réconfort que de l’érotisme. Pour le consoler. Lui pardonner.
C’était la raison pour laquelle il s’était lancé à sa recherche. Julie était devenue la part de lui-même capable de sentiments humains. Le symbole de ce qu’il aurait pu être s’il n’était pas devenu ce qu’il était maintenant. Rien ne prouvait que sa Julie imaginaire avait quoi que ce soit en commun avec la femme réelle. Leur rencontre se serait soldée par une déception mutuelle.
Mais il devait le croire, de la même manière qu’il devait croire à tout ce qui l’avait isolé de l’amour auparavant.
Holden fit halte, et le corps – le cadavre, à présent – de Ko retint Miller en arrière.
— Quoi ? fit-il.
Le Terrien lui montra le panneau d’accès devant eux, et il mit un temps avant de reconnaître l’endroit. Ils avaient réussi. Ils étaient revenus à la cachette.
— Ça va ? demanda Holden.
— Ouais. Je rêvassais, c’est tout. Désolé.
Il lâcha Ko, et le gangster glissa sur le sol avec un bruit sourd. Le bras de Miller était engourdi. Il le secoua, sans parvenir à dissiper le fourmillement. Une vague de vertige et de nausée le saisit. Les symptômes, se dit-il.
— Nous en sommes où, pour les délais ?
— Un peu en retard. Cinq minutes. Ça ira.
Holden fit coulisser la porte.
L’espace au-delà, où Naomi, Alex et Amos avaient trouvé refuge, était désert.
— Merde alors, souffla Holden.
29
Holden
— Merde alors, murmura Holden dans un souffle, puis : Ils nous ont laissés tomber.
Non. Elle l’avait laissés tomber, lui. Naomi avait dit qu’elle le ferait, mais confronté à la réalité il se rendait compte qu’il n’avait pas cru qu’elle parlait sérieusement. Mais la preuve était là, devant ses yeux : l’espace vide où le trio s’était trouvé. Son cœur se mit à cogner dans sa poitrine et une boule se forma dans sa gorge. Il haletait. Cette sensation de malaise venait-elle de son désespoir ou de son côlon qui commençait à se liquéfier ? Il allait mourir à l’extérieur d’un hôtel minable d’Éros parce que Naomi avait fait exactement ce qu’elle avait promis. Ce que lui-même lui avait ordonné de faire. Son ressentiment refusait d’entendre la voix de la raison.
— Nous sommes morts, lâcha-t-il, et il s’assit sur le rebord d’un gros bac à plantes où poussaient des fougères.
Miller surveillait les extrémités du couloir en tripotant son arme.
— Combien de temps nous reste-t-il ?
— Aucune idée, répondit Holden, qui désigna le symbole rouge sur l’écran de son terminal. Des heures avant que nous commencions à vraiment sentir les premiers signes, je pense, mais je ne sais pas au juste. Seigneur, j’aimerais tant que Shed soit avec nous.
— Shed ?
— Une amie à moi, répondit Holden, peu désireux d’en dire plus. Une bonne infirmière.
— Appelez-la.
Holden contempla son terminal et tapota à plusieurs reprises l’écran.
— Le réseau est toujours en panne.
— Alors rejoignons votre vaisseau. Voyons s’il est toujours là.
— Ils seront partis. Naomi s’est donné pour mission de garder l’équipage en vie. Elle m’avait prévenu, mais j’ai…
— Allons-y quand même.
L’ex-policier se balançait d’un pied sur l’autre et ne cessait de scruter le couloir tout en parlant.
— Miller…
Holden n’alla pas plus loin. Son compagnon était visiblement à cran, et il venait de tuer quatre personnes. Le Terrien était de plus en plus effrayé par lui. Comme s’il avait lu dans ses pensées, Miller s’approcha, et ses deux mètres dominèrent Holden, toujours assis. Il lui sourit tristement, et son regard était d’une douceur déconcertante. Holden aurait presque préféré qu’il soit menaçant.
— Comme je vois les choses, il y a trois solutions à partir de maintenant, dit l’ex-policier. Un, nous trouvons votre vaisseau qui nous attend toujours sagement, nous prenons les médicaments dont nous avons besoin, et peut-être que nous nous en tirons. Deux, nous essayons d’atteindre le vaisseau, et sur le chemin nous nous heurtons à une bande de gangsters de la mafia. Nous mourons glorieusement sous un déluge de balles. Trois, nous restons assis ici, et nous nous vidons par les yeux et le rectum.
Holden ne dit rien. La mine renfrognée, il se contenta de le dévisager.
— Je préfère les deux premiers scénarios au dernier, ajouta Miller sur ce qui ressemblait presque à un ton d’excuse. Et vous, vous voyez les choses comment ?
Holden céda à l’hilarité avant de pouvoir se contenir, mais Miller ne parut pas s’en offenser.
— Bien sûr, dit le Terrien. J’avais juste besoin de m’apitoyer une minute sur mon sort. Allons donc nous faire descendre par la mafia.
Il avait parlé sur un mode bravache qui n’était nullement le reflet de ce qu’il ressentait. La vérité, c’est qu’il ne voulait pas mourir. Même pendant qu’il servait dans la Flotte, l’idée de mourir en faisant son devoir lui avait toujours semblé irréelle, nébuleuse. Son vaisseau ne serait jamais détruit, et même dans le cas contraire il réussirait à monter dans la navette de secours et à en réchapper.
Sans lui, l’univers n’avait plus aucun sens. Il avait pris des risques, il avait vu d’autres personnes mourir, y compris certaines qu’il aimait. Aujourd’hui, pour la première fois, sa propre mort s’inscrivait dans la réalité de la situation.
Il leva les yeux vers l’ex-flic. Il connaissait cet homme depuis moins d’un jour, il ne lui faisait pas confiance et n’était pas certain de beaucoup l’apprécier. Et c’était avec lui qu’il allait finir. Il frissonna, se mit debout et sortit le pistolet coincé sous sa ceinture, au creux des reins. Sous la panique et la peur, il y avait un sentiment profond de calme. Pourvu qu’il perdure.