— Où allez-vous ? demanda Miller d’une voix faible.
— Dehors, dit-il, avec le souvenir soudain et viscéral de ce qu’il éprouvait à quinze ans.
— Ah, d’accord, grogna l’ex-policier, qui roula sur le côté.
L’écoutille de l’infirmerie se trouvait à quatre mètres de l’échelle centrale. Holden couvrit cette distance par une lente succession de pas glissants, et les chaussons en papier produisirent un son de frottement sur le sol métallique recouvert de tissu. L’échelle eut raison de ses efforts. Même si les ops étaient au niveau directement supérieur, l’ascension de trois mètres aurait aussi bien pu en compter mille. Il enfonça le bouton d’appel de l’ascenseur, et quelques secondes plus tard le panneau au sol coulissa et la cabine ouverte en monta dans un geignement électrique. Holden voulut sauter dedans, mais il ne réussit à effectuer qu’une sorte de chute au ralenti qui se termina quand il agrippa l’échelle et s’agenouilla sur la plate-forme de l’ascenseur. Il arrêta le tout, se redressa et remit en marche pour s’élever au niveau supérieur et y apparaître dans ce qu’il espérait être une attitude moins avachie et plus digne de son rang de capitaine.
— Bordel, vous avez toujours une tronche de cadavre, dit Amos quand l’ascenseur s’immobilisa.
Le mécanicien était allongé en travers de deux sièges au poste des senseurs et mâchouillait ce qui ressemblait à une bande de cuir.
— Vous n’arrêtez pas de dire ça.
— Parce que ça n’arrête pas d’être vrai.
— Amos, vous n’avez rien à faire ? demanda Naomi.
Elle était assise devant un des ordinateurs et observait quelque chose qui clignotait sur l’écran. Elle ne tourna pas la tête quand Holden arriva sur le pont. C’était mauvais signe.
— Non, répondit Amos. C’est le vaisseau le plus ennuyeux sur lequel j’aie jamais embarqué, patronne. Pas de panne, pas de fuite, même pas un cliquetis à faire taire en resserrant l’attache d’une pièce.
Il avala le reste de sa friandise et eut un claquement de lèvres approbateur.
— Vous pouvez toujours passer la serpillière, dit Naomi, qui tapa quelque chose sur l’écran devant elle.
Le regard d’Amos alla de la jeune femme à Holden, puis revint sur elle.
— Oh, ça me rappelle… Il faut que je descende dans la salle des machines pour examiner ce… ce truc que je voulais examiner, dit-il en se levant brusquement. ’scusez, chef.
Il contourna le Terrien, sauta sur la plate-forme de l’ascenseur et le mit en marche. Le panneau se referma sur lui.
— Salut, dit Holden à Naomi une fois que le mécanicien eut disparu.
— Salut, répondit-elle sans le regarder.
Ce n’était toujours pas bon signe. Quand elle avait incité Amos à s’éclipser, il avait espéré qu’elle souhaitait discuter. Mais cela ne semblait pas d’actualité. Il soupira et d’un pas traînant rejoignit le siège libre à côté d’elle. Lorsqu’il s’y affala, un fourmillement avait envahi ses jambes comme s’il venait de courir sur un kilomètre et non parcourir vingt pas tout au plus. Naomi avait les cheveux défaits, et ils masquaient son visage à Holden. Il eut envie de les repousser en arrière, mais il eut peur qu’elle lui casse le coude en recourant au kung-fu ceinturien s’il essayait.
— Écoutez…, commença-t-il.
Elle l’ignora et enfonça une touche sur le panneau de contrôle. Il se tut quand le visage de Fred s’afficha sur l’écran devant elle.
— C’est Fred ? demanda-t-il, incapable de trouver autre chose à dire.
— Il faut que vous voyiez ça. Je l’ai reçu de Tycho il y a deux heures, par le faisceau de ciblage, après leur avoir envoyé une mise à jour de notre situation.
Elle appuya sur le bouton de lecture et le visage de Johnson s’anima.
— Naomi, il semble que vous ayez connu des moments difficiles. On parle partout de la fermeture de la station, et d’une supposée explosion nucléaire. Personne ne sait trop quoi penser de ces bruits qui courent. Gardez-nous informés. En attendant, nous avons réussi à ouvrir ce cube de données que vous nous avez laissé. Hélas, je ne pense pas que son contenu nous sera d’une grande aide. On dirait un tas de données relatives aux senseurs du Donnager, surtout des données EM. Les spécialistes ici ont recherché des messages cachés, mais ils n’ont rien trouvé. Je vous transmets ces données. Si vous trouvez quelque chose, faites-le moi savoir. Ici Tycho, terminé.
L’écran redevint vide.
— À quoi ressemblent ces données ? demanda Holden.
— À exactement ce qu’il vient de dire, fit Naomi. Des données des senseurs EM du Donnager pendant la poursuite par les six appareils inconnus, et pendant la bataille proprement dite. J’ai fouillé dans les données brutes à la recherche d’un message caché, mais je n’ai rien trouvé. J’ai même mis le système du Rossi à mouliner depuis deux heures, pour définir un éventuel schéma récurrent, une configuration régulière. Cet appareil est très bien équipé pour ce genre de tâche, mais pour l’instant il n’a rien déniché.
Elle tapota l’écran à nouveau et les données brutes défilèrent, plus vite qu’Holden ne pouvait les lire. Dans une petite fenêtre sur un côté, le programme de reconnaissance du Rossinante travaillait pour débusquer ce qu’il y avait à débusquer. Holden l’observa une minute, mais très vite son regard devint flou.
— Le lieutenant Kelly est mort pour ces données, dit-il. Il a quitté le vaisseau alors que ses camarades combattaient toujours. Les Marines n’agissent de la sorte que s’ils ont une très bonne raison de le faire.
Naomi haussa les épaules et désigna l’écran d’un geste qui sentait la résignation.
— C’est ce qu’il y avait sur ce cube. Peut-être qu’il y a quelque chose de stéganographique, mais je n’ai pas un autre ensemble de données auquel comparer celui-ci.
De la main, Holden se mit à tapoter sa cuisse. La douleur et ses échecs romantiques étaient momentanément oubliés.
— Admettons que ces données sont tout ce que contient le cube. Qu’il n’y a rien de caché. Pourquoi ces informations intéresseraient-elles la Flotte martienne ?
Naomi se laissa aller au fond de son siège et ferma les yeux pour mieux réfléchir, tout en enroulant et déroulant une boucle de cheveux autour de son index.
— C’est principalement des données EM, donc ce qui concerne la signature des moteurs. Les radiations émises par un propulseur constituent la meilleure façon de repérer d’autres vaisseaux. Donc ces données vous indiquent la position des vaisseaux pendant le combat. Des données tactiques ?
— Peut-être, fit Holden. Est-ce que ce serait assez important pour qu’on confie ça à Kelly ?
Naomi inspira profondément, puis souffla lentement.
— Je ne le pense pas, dit-elle.
— Moi non plus.
Quelque chose se manifestait à la lisière de sa conscience et demandait à y entrer.
— Qu’est-ce que c’était, ce truc avec Amos ? demanda-t-il.
— Amos ?
— Il s’est pointé au sas avec deux armes quand nous sommes arrivés.
— Il y a eu quelques petits problèmes pendant notre voyage de retour au vaisseau.