— Des problèmes pour qui ? voulut-il savoir, ce qui la fit sourire.
— Des méchants qui ne voulaient pas que nous pirations le verrouillage du Rossi. Amos en a “discuté” avec eux. Vous ne pensiez quand même pas que c’était parce que nous vous attendions, monsieur ?
Y avait-il un sourire dans sa voix ? Un soupçon de timidité feinte ? De badinage ? Il se retint pour ne pas sourire à son tour.
— Qu’a dit le Rossi des données quand vous les lui avez données à mouliner ? demanda-t-il.
— Voilà le résultat.
Elle toucha quelque chose sur le panneau de contrôle, et l’écran afficha de longues listes de données en texte.
— Beaucoup de choses en rapport avec le spectre lumineux et EM. Une fuite provenant d’un…
Holden laissa échapper une exclamation, et elle le regarda enfin.
— Quel imbécile je fais, grommela-t-il.
— D’accord avec vous. Vous pouvez développer un peu ?
Il toucha l’écran et fit défiler les données dans un sens, puis dans l’autre. Il s’arrêta sur une longue liste de chiffres et de lettres, et se redressa en arborant un petit sourire satisfait.
— Là, c’est bien ça…
— C’est bien quoi ?
— La structure de la coque n’est pas l’unique paramètre d’identification. C’est le plus précis, mais c’est aussi celui qui n’est valable qu’à courte distance, et il est très facile à maquiller. – D’un geste ample il désigna le Rossinante autour d’eux. – La meilleure méthode d’identification est celle basée sur la signature de la propulsion. Vous ne pouvez pas masquer le schéma des radiations et de la chaleur que vous dégagez. Et elles sont faciles à repérer, même à très grande distance.
Holden alluma l’écran devant lui et afficha le programme répertoriant les vaisseaux amis et ennemis, puis il le relia aux données sur l’écran de Naomi.
— C’est le sens de ce message, dit-il. Il indique à Mars qui a détruit le Donnager en révélant la signature de la propulsion de l’agresseur.
— Alors pourquoi ne pas dire simplement “Untel et Untel nous ont attaqués” dans un texte non crypté ? demanda Naomi sans chercher à dissimuler son scepticisme.
— Je l’ignore.
Une écoutille s’ouvrit avec un gémissement hydraulique. Naomi regarda l’échelle derrière Holden et annonça :
— Miller monte.
Le Terrien tourna la tête au moment où l’inspecteur terminait sa lente ascension depuis l’infirmerie. Il ressemblait à un poulet plumé, avec sa peau d’un gris rosâtre rendue granuleuse par la chair de poule. Sa blouse en papier s’accordait assez mal avec son chapeau.
— Euh… Il y a un ascenseur, lui fit remarquer Holden.
En ahanant, Miller se hissa laborieusement sur le pont des ops.
— Dommage que je ne l’aie pas su plus tôt. Nous en sommes où ?
— Nous essayons de percer un mystère, répondit le Terrien.
— Je déteste les mystères.
Il se dirigea vers un siège.
— Alors résolvez celui-là pour nous, dit Holden. Vous découvrez l’identité d’un meurtrier. Vous ne pouvez pas l’arrêter vous-même, donc vous transmettez l’information à votre équipier. Mais au lieu de lui envoyer seulement le nom du coupable, vous lui communiquez tous les éléments de votre enquête. Pourquoi ?
Miller toussa et se gratta le menton. Ses yeux étaient fixes, comme s’il lisait un écran invisible aux autres.
— Parce que je ne me fais pas confiance. Je veux que mon équipier arrive à la même conclusion que moi, sans que je l’influence. Je lui donne donc tous les points, pour voir comment il les relie entre eux.
— En particulier si une mauvaise interprétation peut avoir des conséquences graves, fit Naomi.
— On ne veut jamais foirer une inculpation pour meurtre, approuva Miller. Il n’y a rien de moins professionnel.
Le panneau de contrôle devant Holden émit un bip.
— Merde, je sais pourquoi ils se sont montrés aussi prudents, dit-il après avoir parcouru les données affichées. Pour le Rossi, il s’agit des moteurs standards qui équipent les croiseurs légers. Fabriqués par les Chantiers Bush.
— C’étaient des vaisseaux terriens ? dit Naomi. Mais ils ne portaient pas leurs couleurs, et… Les fils de pute !
C’était la première fois qu’Holden l’entendait jurer, et il comprenait pourquoi. Si les vaisseaux exécutant les missions secrètes pour le compte de la Flotte des Nations unies avaient détruit le Donnager, cela signifiait que la Terre était derrière toute cette affaire. Peut-être même responsable de la destruction du Canterbury, pour commencer. En conséquence, les vaisseaux de guerre martiens tuaient des Ceinturiens sans raison. Des Ceinturiens comme Naomi.
Holden se pencha en avant et afficha le réseau comm, puis il rédigea un communiqué à diffusion générale. Miller retint son souffle.
— Ce bouton que vous venez de presser, il ne déclenche pas ce que je pense qu’il déclenche, hein ? fit-il.
— Je viens de terminer la mission de Kelly pour lui, répondit Holden.
— Je n’ai aucune idée de qui est ce Kelly, grogna Miller, mais de grâce dites-moi que sa mission ne consistait pas à diffuser ces données dans tout le système solaire.
— Les gens doivent savoir ce qui se passe.
— Oui, bien sûr, mais peut-être que nous devrions savoir ce qui se passe avant de le leur dire, répliqua l’inspecteur, toute lassitude envolée de sa voix. Jusqu’à quel point êtes-vous naïf ?
— Eh ! s’exclama le Terrien.
Mais Miller poursuivit d’une voix plus forte encore :
— Vous avez trouvé une batterie martienne, nous sommes d’accord ? Du coup, vous en avez parlé à tout le monde dans le système solaire, et vous avez déclenché la guerre la plus étendue de toute l’histoire de l’humanité. Problème, il se trouve que ce ne sont peut-être pas les Martiens qui ont laissé là cette batterie. Ensuite un groupe d’appareils mystérieux détruit le Donnager, et Mars accuse la Ceinture d’avoir fait le coup, mais la Ceinture ne se savait même pas capable de détruire un croiseur martien.
Holden ouvrit la bouche, mais Miller fut plus rapide :
— Laissez-moi finir ! Et maintenant vous découvrez des données qui impliquent la Terre. La première chose que vous faites, c’est de vendre la mèche à l’univers entier, pour que Mars et la Ceinture attirent la Terre dans cette affaire, ce qui étend encore la guerre la plus globale de tous les temps. Vous voyez un motif là-dedans ?
— Oui, dit Naomi.
— Alors, que pensez-vous qui va se passer ? fit Miller. C’est comme ça que ces gens-là procèdent ! Ils ont tout fait pour qu’on croie le Canterbury pulvérisé par Mars. C’était faux. Ils ont tout fait pour qu’on croie le Donnager détruit par la Ceinture. C’était faux. Et maintenant il semble que la Terre soit à l’origine de tout ça ? Suivez la façon de procéder. Ce n’est probablement pas la Terre ! Vous ne formulez jamais ce genre d’accusation tant que vous ne savez pas avec certitude à quoi vous en tenir. Vous observez. Vous écoutez. Vous restez calme, bordel de merde, et quand vous savez enfin, là vous pouvez l’ouvrir.
Il se rassit, manifestement épuisé. Il transpirait. Le silence régna sur le pont pendant quelques secondes.
— Vous avez terminé ? demanda enfin Holden.
— Ouais, fit Miller qui essayait de reprendre son souffle. Je crois que j’ai peut-être un peu forcé.
— Je n’ai accusé personne d’avoir fait quoi que ce soit, se défendit le Terrien. Je ne suis pas en train de monter un dossier à charge. J’ai simplement diffusé ces données. Maintenant, ce n’est plus un secret. Ils font quelque chose sur Éros. Ils ne veulent pas être interrompus. Avec l’affrontement entre Mars et la Ceinture, tous ceux qui auraient les moyens d’aider sont occupés ailleurs.