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Les quartiers de l’équipage étaient vides et silencieux. Ils traversèrent chacun d’eux, mais ne virent aucun élément personnel distinctif, pas de terminaux, de photos, aucun indice sur l’identité des hommes et des femmes qui avaient vécu, respiré et vraisemblablement péri à bord. Même la cabine du capitaine n’était reconnaissable que par une couchette un peu plus large et la façade d’un coffre-fort encastré.

Il y avait un compartiment central aussi haut et large que la coque du Rossinante, et ses ténèbres étaient dominées par douze énormes cylindres couverts de passerelles étroites et d’échafaudages. Miller vit l’expression de Naomi se durcir.

— Qu’est-ce que c’est ? dit-il.

— Des tubes lance-torpilles.

— Des tubes lance-torpilles ? Bon Dieu, combien y en a-t-il ? Un million ?

— Douze, dit-elle. Seulement douze.

— De quoi bousiller des vaisseaux amiraux, commenta Amos. Conçu pour détruire la cible, quelle qu’elle soit, au premier tir.

— Une cible comme le Donnager ? demanda Miller.

Holden se retourna vers lui, et l’éclairage de l’affichage intérieur de son casque révéla ses traits.

— Ou le Canterbury, lâcha-t-il.

Tous quatre passèrent en silence entre les grands tubes noirs.

Dans les compartiments de la machinerie et de la fabrication, les signes de violence étaient plus évidents. Il y avait du sang sur les cloisons et le sol, ainsi que de larges bandes de cette résine vitreuse et dorée qui avait été des vomissures. Un uniforme était roulé en boule. Le vêtement avait été imbibé de quelque chose avant que le froid de l’espace le congèle. Les habitudes acquises au long des années passées sur des scènes de crime permirent à Miller d’ordonner une dizaine de détails dans un schéma cohérent : le dessin des éraflures sur le sol et les portes de l’ascenseur, les projections de sang et de vomissures, les traces de pas. L’ensemble lui racontait une histoire.

— Ils sont dans la salle des machines, déclara-t-il.

— Qui ? fit Holden.

— Les membres d’équipage. Ceux qui se trouvaient à bord. Tous, sauf une…

Il désigna une demi-empreinte de pas se dirigeant vers l’ascenseur.

— Vous voyez comment ses traces sont sur toutes les autres ? Et là, quand elle a marché dans cette tache de sang, c’était déjà sec. Elle s’est écaillée au lieu de s’étaler.

— Comment savez-vous que c’est une femme ? s’étonna le Terrien.

— Parce que c’était Julie.

— Je ne connais pas l’identité de ceux qui étaient ici, mais ils sucent du vide depuis un bail, dit Amos. Vous voulez aller voir ?

Personne ne répondit par l’affirmative, mais tous se dirigèrent dans la direction qu’indiquait le mécanicien. L’écoutille était ouverte. Si l’obscurité au-delà paraissait plus dense, plus menaçante, plus personnelle que dans le reste du vaisseau, c’était seulement dû à l’imagination de Miller qui lui jouait des tours. Il hésita, tenta d’invoquer l’image de Julie, mais elle refusa de se manifester.

Flotter dans la salle des machines était un peu comme nager dans une grotte sous-marine. Miller vit les faisceaux lumineux des autres danser sur les murs et les panneaux à la recherche de commandes encore actives, ou qui pouvaient être activées. Il orienta sa lampe au centre de la pièce, et l’obscurité l’avala.

— Nous avons des batteries, là, chef, dit Amos. Et… On dirait que le réacteur a été éteint. Intentionnellement.

— Vous pensez pouvoir le remettre en service ?

— Il faudrait que je fasse quelques diagnostics, répondit le mécanicien. Il pourrait exister une bonne raison pour l’avoir éteint, et je n’aimerais pas la découvrir sans maîtriser le processus.

— Bien vu.

— Mais je peux au moins nous avoir… un peu de… Allez, salopard…

Tout autour du pont, des lumières d’un blanc bleuté revinrent à la vie. La clarté soudaine éblouit Miller pendant une demi-seconde. Sa vision revint à la normale, accompagnée d’une perplexité croissante. Naomi eut un hoquet de surprise, et Holden étouffa mal une exclamation. Quelque chose au fond de l’esprit de Miller voulut crier, et il dut se forcer au silence. C’était seulement une scène de crime. Avec de simples cadavres.

Sauf que ce n’était pas du tout ça.

Le réacteur dressait sa masse devant eux, au repos, inerte. Tout autour, une couche de chair humaine. Il distinguait des bras, des mains aux doigts tellement écartés que leur simple vue était douloureuse. Le serpent d’une colonne vertébrale ondulait, les côtes se déployant en éventail comme les pattes de quelque insecte pervers. Il s’efforça de donner un sens à ce qu’il avait sous les yeux. Il avait déjà examiné des hommes éviscérés. Il savait que la longue spirale visqueuse sur la gauche était les intestins. Il apercevait même l’endroit où il s’évasait pour devenir le côlon. La forme familière d’un crâne était tournée vers lui, comme pour le regarder.

Mais au sein de cette anatomie familière de la mort et du démembrement, il y avait d’autres choses : des spirales de nautile, de larges bandes de filament noir à l’aspect soyeux, une étendue pâle de ce qui aurait pu être de la peau striée par une douzaine d’ouvertures rappelant des ouïes, un membre à moitié formé qui aurait pu appartenir aussi bien à un insecte qu’à un fœtus, sans être à aucun des deux.

Ces chairs mortes et figées entouraient le réacteur comme la peau d’une orange. L’équipage du vaisseau furtif. Avec peut-être celui du Scopuli.

Tous, à l’exception de Julie.

— Ça risque de me prendre un peu plus de temps que ce que je pensais, chef, prévint Amos.

— C’est bon, répondit Holden, et sa voix à la radio lui parut mal assurée. Vous n’êtes pas obligé de le faire.

— Pas de problème. Tant qu’aucune parcelle de cette saloperie n’a pénétré le confinement, le réacteur devrait redémarrer au poil.

— Ça ne vous dérange pas d’être près de… ça ? dit Holden.

— Franchement, chef, je n’y pense pas. Laissez-moi vingt minutes, et je vous dirai si nous avons du jus ou s’il faut tirer un câble depuis le Rossi.

— D’accord, dit le capitaine et, une fois encore, d’un ton plus ferme : D’accord. Mais ne touchez à aucune de ces… choses.

— Ce n’était pas mon intention, affirma Amos.

Ils franchirent l’écoutille en flottant, dans le sens inverse : Holden, Naomi et enfin Miller.

— Est-ce que c’est…, commença la jeune femme avant de s’interrompre pour tousser, et reprendre ensuite : Est-ce que c’est ce qui se passe sur Éros ?

— Probable, fit Miller.

— Amos, dit Holden, est-ce que vous avez assez de puissance dans les batteries pour allumer les ordinateurs ?

Il y eut un court silence. Miller inspira à fond, et l’odeur de plastique et d’ozone du système d’alimentation en air de sa combinaison emplit ses narines.

— Je pense que oui, dit enfin le mécanicien sur un ton peu enthousiaste, mais si nous parvenons à redémarrer le réacteur d’abord…

— Les ordinateurs…

— C’est vous le chef, chef. Vous aurez ça dans cinq minutes.

Sans échanger un mot de plus ils remontèrent en flottant vers le sas, le franchirent et arrivèrent sur le pont des ops. Miller resta en retrait et observa comment la trajectoire d’Holden le collait à celle de Naomi, puis l’en éloignait.

Protecteur et rétif à la fois, jugea-t-il. Mauvaise combinaison.

Julie attendait dans le sas. Pas au début, bien sûr. Miller revint dans cet espace pendant qu’il réfléchissait à tout ce qu’il venait de découvrir, comme s’il était sur une enquête. Une enquête normale. Son regard glissa vers le compartiment éventré. Il ne contenait pas de combinaison. Pendant un moment il fut de retour sur Éros, dans l’appartement où Julie était morte. Il y avait eu une combinaison pressurisée là-bas. Et soudain Julie fut là, auprès de lui, qui se frayait un chemin hors du compartiment.