Que faisais-tu là ? pensa-t-il.
— Pas de prison à bord, dit-il.
— Quoi ? fit Holden.
— Je viens de le remarquer. Ce vaisseau n’a pas de cellules. Il n’est pas conçu pour transporter des prisonniers.
Le Terrien poussa un grognement bas d’approbation.
— On en vient à se demander ce qu’ils comptaient faire de l’équipage du Scopuli, remarqua Naomi, et au ton qu’elle employa il était évident qu’elle ne se posait pas la question.
— Je ne pense pas qu’ils aient prévu ça, dit Miller lentement. Tout ça… Ils ont improvisé.
— Improvisé ? dit Naomi.
— Le vaisseau transportait quelque chose d’infectieux sans avoir des mesures de confinement suffisantes. Il a pris des prisonniers sans avoir de cellules où les enfermer. Ils ont réagi au fur et à mesure.
— Ou bien ils étaient pressés par le temps, proposa Holden. Quelque chose s’est passé qui les a poussés à faire vite. Pourtant, ce qu’ils ont fait sur Éros a dû demander des mois de préparation. Des années, peut-être. Se pourrait-il que quelque chose d’imprévu se soit produit à la dernière minute ?
— Il serait intéressant de savoir quoi, fit Miller.
Comparées au reste du vaisseau, les ops paraissaient paisibles. Normales. Les ordinateurs avaient terminé leurs diagnostics, et les écrans luisaient d’un éclat placide. Naomi alla vers l’un d’eux et d’une main se tint au dossier du siège afin que le contact léger de ses doigts sur l’écran ne la repousse pas en arrière.
— Je vais faire ce que je peux, dit-elle. Vous pouvez vérifier la passerelle.
Le silence qui suivit était éloquent.
— Tout ira bien, ajouta-t-elle.
— D’accord. Je sais que vous… je… Allons-y, Miller.
L’ex-policier laissa le capitaine le précéder jusqu’à la passerelle. Les écrans y déroulaient des diagnostics tellement communs que Miller lui-même put les identifier. L’endroit était plus spacieux qu’il ne l’aurait cru, avec cinq postes équipés de sièges anti-crash conçus sur mesure pour le corps d’autres personnes. Il s’attacha dans l’un d’eux, tandis que Miller effectuait au ralenti un tour des lieux. Rien ne semblait dérangé ici. Il n’y avait pas trace de sang, pas de sièges brisés ni de rembourrage déchiqueté. Quand il s’était produit, l’affrontement s’était déroulé près du réacteur. Miller n’était pas encore certain de ce qu’il convenait d’en déduire. Il s’installa à ce qui paraissait être le poste de sécurité, et il ouvrit un canal comm restreint avec Holden.
— Vous cherchez quelque chose en particulier ?
— Des instructions. Une vue d’ensemble, répondit le Terrien d’un ton bref. N’importe quoi d’utile. Et vous ?
— Je vais voir si je peux m’introduire dans les moniteurs reliés au système interne.
— Dans l’espoir de trouver quoi ?
— Ce que Julie a trouvé.
Pour la sécurité du système, toute personne assise devant la console avait accès aux données générales. Il lui fallut quand même une demi-heure pour analyser la structure de commande et interroger l’interface. Mais une fois ce stade atteint, tout fut plus facile. La date figurant sur le compte rendu faisait remonter la dernière opération au jour où le Scopuli avait été porté disparu. La caméra de sécurité du sas avait enregistré l’équipage – des Ceinturiens pour la plupart – qu’on escortait à l’intérieur. Leurs ravisseurs étaient en tenue de combat, avec la visière du casque abaissée. Miller se demanda si c’était pour assurer le secret de leur identité. Ce détail aurait suggéré qu’ils avaient l’intention de garder l’équipage en vie. À moins qu’ils se soient méfiés d’une résistance de dernière minute. Les membres d’équipage du Scopuli ne portaient ni combinaison ni tenue de combat. Deux d’entre eux n’étaient même pas en uniforme.
Mais Julie l’était.
C’était étrange de la voir se déplacer. Troublé, il se rendit compte qu’il ne l’avait encore jamais vue en mouvement. Toutes les images d’elle qu’il avait dans son dossier sur Cérès avaient été des photos figées. Et maintenant elle était là, qui flottait en compagnie de ses camarades, ses cheveux loin de ses yeux, les mâchoires crispées. Elle paraissait très menue, avec tout l’équipage et les hommes en tenue renforcée qui l’entouraient. La petite fille riche qui avait tourné le dos à l’opulence et au prestige pour vivre avec les Ceinturiens opprimés. La fille qui avait dit à sa mère de vendre le Razorback – cet appareil qu’elle adorait – plutôt que de céder à un chantage affectif. En mouvement, elle était un peu différente de la version imaginaire qu’il s’était faite d’elle – dans la façon dont elle rejetait les épaules en arrière, cette habitude de tendre les orteils vers le sol même en gravité nulle – mais le tableau d’ensemble restait le même. Il avait le sentiment de remplir les blancs avec des détails inédits plutôt que de découvrir totalement cette femme.
Les gardes dirent quelque chose et l’équipage du Scopuli eut l’air atterré de ce qu’il entendait. Puis, avec des gestes hésitants, le capitaine commença à ôter son uniforme. Ils déshabillaient les prisonniers. Miller grimaça.
— Mauvais plan.
— Quoi ? fit Holden.
— Rien. Désolé.
Julie restait immobile. Un des gardes se dirigea vers elle en prenant appui contre la cloison avec ses jambes. Julie, qui avait survécu à un viol, peut-être, ou quelque chose d’aussi terrible. Qui avait ensuite appris le jiu-jitsu, pour se sentir en sécurité. Peut-être qu’ils la croyaient simplement pudique. Peut-être craignaient-ils qu’elle cache une arme sous ses vêtements. Quelle qu’en soit la raison, ils voulurent l’obliger à obéir. Un des gardes la bouscula, et elle s’accrocha à son bras comme si sa vie en dépendait. Miller grimaça quand il vit le coude de l’homme se tordre à l’envers, puis il sourit.
C’est bien, ma Julie, songea-t-il. Fais-leur voir…
Et c’est ce qu’elle fit. Pendant près de quarante secondes, le sas se transforma en champ de bataille. Même certains des membres de l’équipage du Scopuli essayèrent de lui prêter main-forte. Mais finalement la jeune femme ne remarqua pas l’homme aux épaules épaisses qui s’était glissé derrière elle. Miller eut l’impression de ressentir la force du coup quand de son poing ganté l’autre frappa Julie à la tempe. Le coup ne l’assomma pas, mais la laissa groggy. Les hommes armés la déshabillèrent avec une froide efficacité, et quand ils purent constater qu’elle ne dissimulait sur elle aucune arme, aucun appareil de communication, ils lui tendirent une combinaison et la poussèrent dans un compartiment. Ils menèrent les autres dans les entrailles du vaisseau. Miller établit la correspondance temporelle des enregistrements et passa sur les autres.
Les prisonniers furent emmenés dans la coquerie et attachés aux tables. Un des gardes passa environ une minute à leur parler, mais à cause de sa visière baissée Miller n’eut pour seuls indices concernant ses propos que les réactions de l’équipage – les yeux écarquillés sous le coup de l’incrédulité, la perplexité, l’indignation, et la peur. Le garde aurait pu leur dire n’importe quoi.