— Salut, fit le Terrien.
Il répondit d’un signe de tête et se dirigea vers un des postes de travail. Il se sangla dans un des sièges.
— Nous avons déjà décidé d’une destination ? dit-il.
— Non. J’ai demandé à Alex de calculer quelques possibilités, mais je n’ai pas encore arrêté de décision.
— Vous avez regardé les infos ?
— Non.
Holden alla jusqu’à un siège situé à l’opposé de celui choisi par l’ex-inspecteur. Quelque chose dans l’attitude de celui-ci glaçait le sang.
— Que s’est-il passé ? dit-il.
— Vous êtes sans détour, Holden. C’est quelque chose que j’admire chez vous, je crois.
— Alors ? Dites-moi.
— Non, je suis sérieux. Beaucoup de gens affirment croire en certaines choses. “La famille est ce qu’il y a de plus important”, mais ils sautent une pute à cinquante billets le jour de la paie. “Le pays avant tout”, et ils trichent sur leurs impôts. Mais pas vous. Vous, vous dites que tout le monde devrait être au courant de tout, et bon Dieu, on peut dire que vous joignez le geste à la parole.
Miller attendit une réponse, mais Holden ne savait pas quoi dire. Ce petit discours sentait la tirade préparée de longue date. Autant laisser son auteur aller jusqu’au bout du texte.
— Donc Mars découvre que la Terre a peut-être construit des vaisseaux discrètement, des vaisseaux sans identité assumée. Certains d’entre eux ont peut-être détruit un bâtiment amiral martien. Je parie que Mars appelle pour vérifier. Je veux dire, il s’agit de la Flotte de la coalition Terre-Mars, qui représente une hégémonie tranquille. Ils ont fait régner l’ordre dans le système solaire depuis presque un siècle. Les officiers supérieurs couchent pratiquement ensemble. Alors il doit s’agir d’une erreur, pas vrai ?
— Admettons, dit Holden, dans l’expectative.
— Donc Mars appelle, continua Miller. Je ne suis sûr de rien évidemment, mais je parierais que c’est comme ça que tout commence. Un appel d’un grand ponte de Mars à un grand ponte de la Terre.
— Ça paraît assez sensé, admit Holden.
— Et qu’est-ce que vous croyez que la Terre répond ?
— Je n’en sais rien.
Miller se pencha en avant et pianota sur un écran, y fit apparaître un fichier portant son nom et le moment de création remontant à moins d’une heure. L’enregistrement d’une vidéo venue d’une source d’infos martiennes montrait le ciel nocturne à travers un dôme martien. Des traînées de feu striaient le ciel. Le texte qui défilait en bas de l’image expliquait que des vaisseaux terriens en orbite autour de Mars avaient subitement et sans préavis tiré sur leurs homologues martiens. Les lignes lumineuses dans le ciel étaient des missiles. Les éclairs, des appareils qui explosaient.
Puis une illumination violente transforma la nuit martienne en jour pendant quelques secondes, et le commentaire dit que la station radar de Deimos venait d’être anéantie.
Holden se redressa sur son siège et observa la vidéo qui dévoilait la fin du système solaire dans une profusion de couleurs vives accompagnées d’un commentaire d’expert. Il s’attendait à ce que les traînées de lumière commencent à descendre vers la planète elle-même, à ce que les dômes éclatent sous le feu nucléaire, mais il semblait que quelqu’un avait voulu limiter les destructions, et la bataille resta cantonnée au ciel.
Il ne pourrait en être ainsi éternellement.
— Vous êtes en train de me dire que je suis responsable de tout ça, fit Holden. Que si je n’avais pas diffusé ces données, ces vaisseaux seraient toujours intacts, et tous ces gens vivants…
— Ça, oui. Et aussi que si les méchants voulaient éviter que les gens tournent leur attention vers Éros, ça a très bien marché.
36
Miller
Les reportages concernant la guerre inondèrent les réseaux de communication. Miller en regardait cinq à la fois, les fenêtres se chevauchant sur tout l’écran de son terminal. Mars était sous le choc, abasourdi, sonné. Soudain la confrontation entre Mars et la Ceinture, le conflit le plus énorme et le plus dangereux de toute l’histoire de l’humanité, n’était plus qu’un événement mineur. Les réactions des experts des forces de sécurité de la Terre passaient par toute la gamme des réactions, de la discussion calme et rationnelle sur la défense préventive à la dénonciation, bave aux lèvres, des Martiens, décrits comme une meute d’animaux violeurs de nourrissons. L’attaque sur Deimos avait transformé la lune en un anneau en expansion lente de débris sur l’ancienne orbite du satellite, une tache dans le ciel martien, et cela avait tout changé.
Pendant dix heures Miller regarda l’affrontement se transformer en blocus. Les vaisseaux de la Flotte martienne déployés dans tout le système solaire convergeaient à vitesse maximale vers leur planète mère. Les communiqués de l’APE parlaient d’une victoire, et certains croyaient peut-être à la véracité de telles affirmations. Les images étaient relayées par les appareils et par les systèmes de senseurs. Des vaisseaux à la dérive, leurs flancs déchiquetés par des explosions puissantes, tournoyaient sur le tombeau de leur orbite irrégulière. Des infirmeries comme celle du Rossi étaient envahies par des hommes et des femmes de l’âge de Miller couverts de sang, gravement brûlés, agonisants. Chaque nouvelle émission ajoutait son lot de récents détails sur les pertes et le carnage. Et chaque fois qu’un reportage inédit était diffusé, il plaquait une main sur sa bouche et guettait l’annonce. L’événement qui signalerait la fin de tout.
Mais il ne s’était pas encore produit, et chaque heure passée qui ne le voyait pas arriver était un autre mince espoir que peut-être, peut-être cela n’allait pas arriver.
— Salut, dit Amos. Vous avez dormi un peu, au moins ?
Miller leva les yeux. Il avait la nuque raide. Les traces laissées par les plis de son oreiller marquant encore sa joue et une partie de son front, le mécanicien s’était arrêté sur le seuil de la cabine.
— Quoi ? fit Miller, puis : Euh, non. J’ai… regardé.
— Quelqu’un a balancé un caillou ?
— Pas encore. Jusqu’ici, tout se passe en orbite, ou plus loin.
— Quel genre d’apocalypse de merde est-ce qu’ils sont en train de répéter ? demanda Amos.
— Ne dites pas n’importe quoi. C’est leur première.
Le mécanicien secoua sa lourde tête, mais Miller décela du soulagement derrière le dégoût feint. Tant que les dômes demeuraient intacts sur Mars, tant que la biosphère critique de la Terre n’était pas directement menacée, l’humanité n’en était pas à son stade final. Miller ne pouvait que s’interroger sur les espoirs qu’entretenaient les Ceinturiens, s’ils réussissaient à croire que les poches écologiques primaires des astéroïdes assureraient indéfiniment leur survie.
— Vous voulez une bière ? proposa Amos.
— Vous buvez de la bière au petit déjeuner ?
— J’imagine que pour vous, c’est plutôt l’heure du dîner.
Il n’avait pas tort. Miller avait besoin de dormir. Il n’avait pas pu se reposer plus que le temps d’une courte sieste depuis qu’ils avaient sabordé le vaisseau furtif, et ce bref interlude avait été peuplé de rêves étranges. Il bâilla à la pensée d’un vrai somme, mais la tension en lui révélait qu’il passerait certainement la journée à regarder les infos, au lieu de se reposer.