— C’est probablement l’heure du petit déjeuner, maintenant, dit-il.
— Vous voulez une bière pour votre petit déj’ ?
— Bien sûr.
Se déplacer dans le Rossinante avait quelque chose d’irréel. Le bourdonnement bas des recycleurs d’air, la douceur de l’atmosphère intérieure. Le voyage depuis le vaisseau de Julie était un brouillard créé par les antidouleurs et la nausée, le temps passé sur Éros avant cet épisode, un cauchemar qui jamais ne s’effacerait. Parcourir les coursives fonctionnelles et intactes, avec la pesanteur induite par la poussée qui le maintenait au sol en douceur, sans risque que quelqu’un tente de le tuer, tout cela lui semblait suspect. Quand il imaginait Julie allant à son côté, il se sentait un peu mieux.
Alors qu’il mangeait, son terminal tinta, rappel automatique d’une transfusion de plus. Il se leva, ajusta son chapeau sur son crâne et sortit pour aller se livrer à la torture des aiguilles et des injecteurs à pression. Quand il arriva, le capitaine était déjà là, harnaché à un des postes médicaux.
Holden lui donna l’impression d’avoir dormi, mais mal. S’il n’avait pas les cernes aussi marqués que lui, la tension crispait ses épaules et son visage était fermé. Miller se demanda s’il n’avait pas été trop dur avec lui. Je vous l’avais bien dit pouvait certes constituer un message important, mais le fardeau que créaient la mort d’innocents et le chaos d’une civilisation en échec pouvait aussi être trop lourd à porter pour un seul homme.
Ou bien il soupirait toujours après Naomi.
Holden leva la main qui n’était pas immobilisée dans l’équipement médical.
— ‘jour, fit Miller.
— Salut.
— Alors, vous avez décidé de notre destination ?
— Pas encore.
— Ça va être de plus en plus difficile d’atteindre Mars, dit Miller en se glissant dans l’étreinte familière d’un des postes médicaux. Si c’est le but que vous visez, vous auriez intérêt à mettre le cap dessus au plus vite.
— Pendant que Mars existe toujours, vous voulez dire ?
— Par exemple.
Les aiguilles saillirent au bout des armatures articulées. Miller fixa le plafond du regard et fit de son mieux pour ne pas se crisper quand les pointes s’introduisirent dans ses veines. Il y eut un picotement bref, puis une douleur diffuse, et enfin l’engourdissement. Au-dessus de lui, l’écran annonçait l’état de son corps à des médecins qui regardaient des soldats mourir à des kilomètres au-dessus du mont Olympe.
— Vous pensez qu’ils vont arrêter ? demanda Holden. Après tout, la Terre agit sûrement ainsi parce que Protogène a acheté quelques généraux et sénateurs, ce genre de choses, non ? Tout ça parce qu’ils veulent être les seuls à posséder cette chose. Si Mars la possède également, Protogène n’a aucune raison de se battre.
Miller n’en croyait pas ses oreilles. Avant qu’il ait pu décider de sa réponse – En ce cas ils essayeraient d’annihiler Mars totalement, ou C’est allé trop loin pour ça, ou encore Vous êtes donc naïf à ce point, capitaine ? –, le Terrien reprit la parole :
— Et puis merde. Nous avons les fichiers. Je vais les diffuser.
La réponse de Miller eut l’aisance naturelle du réflexe :
— Non, vous n’en ferez rien.
Holden se redressa sur un coude, et son expression s’assombrit.
— J’apprécie que vous puissiez avoir une différence d’opinion raisonnable avec moi, dit-il. Mais c’est encore mon vaisseau. Et vous n’êtes qu’un passager.
— Exact. Mais vous avez des difficultés à abattre les gens, et vous allez devoir m’abattre avant de pouvoir diffuser ces fichiers.
— Je vais devoir quoi ?
Le sang neuf envahit le système de Miller comme le picotement d’une eau glacée coulant vers son cœur. Les écrans de contrôle médicaux affichèrent un nouveau diagramme qui décomptait les cellules atteintes d’anomalie à mesure que celles-ci passaient par les filtres.
— Vous allez devoir me descendre, expliqua-t-il, plus lentement cette fois. En deux occasions déjà vous avez eu le choix de bousiller ou pas le système solaire, et les deux fois vous avez merdé. Je ne veux pas vous voir recommencer.
— Je crains que vous vous fassiez une idée quelque peu exagérée de l’influence que peut avoir le second d’un transport de glace au long cours. Oui, il y a une guerre. Et oui, j’étais là quand elle a commencé. Mais la Ceinture déteste les planètes intérieures depuis bien avant l’attaque du Cant.
— Mais les planètes intérieures sont divisées, elles aussi, remarqua Miller.
Holden inclina la tête de côté.
— La Terre a toujours détesté Mars, dit-il sur le même ton que s’il rappelait l’humidité de l’eau. Quand je servais dans la Flotte, nous établissions des prévisions pour une situation comparable. Des plans de bataille au cas où la Terre et Mars s’y trouveraient un jour. La Terre perd. À moins de frapper la première, et de frapper fort, sans répit, la Terre est la grande vaincue.
Peut-être à cause de la distance, peut-être par manque d’imagination, Miller ne s’était jamais aperçu que les planètes intérieures étaient aussi divisées.
— Sérieux ? fit-il.
— Mars est la colonie, mais elle dispose des jouets les plus perfectionnés, et tout le monde le sait, répondit Holden. Tout ce qui se passe en ce moment est en gestation depuis une centaine d’années. Si la situation n’avait pas été celle qu’elle est, rien de tout ça ne serait arrivé.
— C’est votre ligne de défense : “Ce n’est pas mon baril de poudre ; j’ai seulement apporté l’allumette” ?
— Je ne cherche pas de ligne de défense, affirma Holden, dont la tension artérielle et le rythme cardiaque montaient en flèche.
— Nous avons déjà parlé de tout ça, dit Miller. J’ai juste une question à vous poser : Pourquoi pensez-vous que ce sera différent, cette fois ?
Les aiguilles enfoncées dans son bras lui parurent chauffer presque jusqu’au point d’être douloureuses à supporter. Il se demanda si c’était normal, si à chaque transfusion il allait éprouver les mêmes sensations.
— Cette fois, c’est vraiment différent, dit Holden. Tout le merdier qui se déroule là-bas, c’est ce qui se passe quand vous disposez de renseignements incomplets. Martiens et Ceinturiens ne s’en seraient pas pris les uns aux autres s’ils avaient su ce que nous savons maintenant. La Terre et Mars ne se tireraient pas dessus si tout le monde savait que cet affrontement est le fruit d’une manipulation. Le problème, ce n’est pas que les gens en savent trop, c’est qu’ils n’en savent pas assez.
Il y eut une sorte de sifflement et Miller sentit une vague de détente due aux produits chimiques se propager en lui. Il n’appréciait pas du tout le phénomène, mais il n’y avait pas moyen d’inverser les effets des drogues.
— On ne peut pas balancer les infos aux gens comme ça, dit-il. Il faut d’abord savoir ce qu’elles signifient. Quel impact elles vont avoir. Il y a eu une affaire dans ce style, sur Cérès. Une gamine s’est fait tuer. Pendant les dix-huit premières heures, nous avons été convaincus que c’était papa, le coupable. C’était un criminel. Un alcoolo. Et c’était le dernier à l’avoir vue en vie. Tous les indices classiques. Et puis, à la dix-neuvième heure, un tuyau nous arrive. Il se trouve que papa doit un gros paquet à un des syndicats du coin. Et d’un coup, la situation apparaît beaucoup plus compliquée. Nous avons d’autres suspects. Vous croyez que si j’avais diffusé tout ce que je savais, papa aurait encore été vivant quand le tuyau nous est arrivé ? Ou est-ce que quelqu’un en aurait tiré certaines conclusions et aurait commis l’irréparable ?