Personne ne savait où elle était. De plus en plus souvent, elle se disait que ses proches ne la retrouveraient jamais, qu’elle allait rester là, enfermée. Combien de temps allait-il s’écouler avant qu’elle ne succombe à la folie ? Elle avait déjà du mal à se souvenir du visage de Diego. Comment avait-elle pu se retrouver dans une situation aussi effrayante ?
La pensée de Peter et Stefan s’imposa à elle. Où se trouvaient-ils à cet instant ? Peut-être avaient-ils eux aussi été capturés ? Il se pouvait même qu’ils soient retenus quelque part dans ce complexe. Le cœur de Valeria se mit à battre plus fort. L’idée que ses amis ne soient pas si loin lui redonnait un peu de courage. Elle n’était peut-être pas la seule à endurer, à espérer. Soudain, elle se sentit moins perdue. Elle se mit à songer au moyen de les retrouver. Elle avait enfin une idée concrète, un but auquel se raccrocher. Cette nuit elle n’aurait pas peur, cette nuit elle n’aurait pas besoin de se réfugier dans son passé. Elle allait réfléchir, guetter les indices. L’idée de pouvoir retrouver ses compagnons d’infortune regonfla son moral.
La main qui se posa sur son genou la ramena brusquement à la réalité. Elle étouffa un cri. Relevant la tête, elle découvrit une des femmes de la cérémonie, accroupie à sa hauteur. Valeria ne l’avait pas entendue entrer. Par réflexe, elle recula au fond de son lit et se ramassa sur elle-même, contre le mur.
— N’ayez pas peur, lui dit la femme d’une voix douce. Je sens votre appréhension et je la comprends.
Son visage était marqué de légères rides et son regard étonnamment serein. Elle avait les cheveux châtains, quelques-uns étaient blancs.
— Je peux vous aider, continua-t-elle. Nous savons qui vous êtes, mais nous ne leur avons rien dit.
28
— Alors, messieurs, lança le général Morton, contrarié. Qu’y a-t-il de si urgent que je ne puisse pas finir mon trou ?
Il referma derrière lui la porte du petit salon privé du club-house et fit face aux deux jeunes capitaines. L’un d’eux portait une enveloppe kraft frappée du sigle de la NSA, l’agence de contre-espionnage américaine — un aigle tenant une clé dans ses serres. De l’autre côté de la cloison, on entendait les allées et venues de ceux qui se rendaient au bar. Le général s’impatientait devant ses subalternes, qui le fixaient sans rien dire.
— Allons, messieurs, ne restez pas plantés comme ça. On dirait que vous avez une nouvelle terrible à m’annoncer. On n’a tout de même pas repris un Boeing sur le Pentagone, quand même !
Le général s’amusa de sa remarque, mais pas ses interlocuteurs. Il reprit :
— C’est Derington qui vous envoie ?
Le général désigna la table qui trônait au centre de la pièce, sortit son stylo et insista :
— Montrez-moi ces documents à signer et finissons-en vite.
Stefan jeta un coup d’œil suppliant à son complice qui, enfin, sembla reprendre vie.
— Ce ne sera pas long, mon général, déclara Peter en prenant l’enveloppe des mains de Stefan.
Il fit mine de l’ouvrir et, simulant une maladresse, la fit tomber.
— Quel empoté ! s’exclama Morton.
Le général se baissa, bien décidé à faire activer la manœuvre. Peter n’attendait que cette occasion. D’un geste fulgurant, il porta la main au cou du gradé et lui comprima la carotide. L’homme grogna mais n’eut pas le temps de réagir. Il s’évanouit et Stefan réussit de justesse à le rattraper avant qu’il ne s’écroule sur le sol. Les deux jeunes gens se regardèrent.
— Tu m’as vraiment fichu la trouille, s’exclama Stefan. J’ai cru que tu n’arriverais jamais à lui parler.
— Désolé, répondit Peter. Je ne sais pas ce qui m’a pris. Sûrement le choc de le revoir. Quand je me suis retrouvé face à lui, ça m’a bloqué. J’ai perdu tous mes moyens. Merci de m’avoir secoué.
— C’est rien. Mais maintenant, faut y aller.
Peter acquiesça et alla entrouvrir la porte du salon. Le hall d’entrée du club-house était pour le moment désert. Il fit signe à son complice, qui traîna le général inconscient jusque dans les toilettes pour femmes situées juste à côté.
Peter inspecta rapidement les cabines pour s’assurer qu’elles étaient toujours désertes puis s’empressa de bloquer la porte de l’intérieur. Stefan laissa glisser le corps inerte de Morton sur le carrelage.
— Tu te rends compte de ce qu’on est en train de faire ? déclara Stefan.
— N’y pense surtout pas sinon tu vas flipper. C’est comme quand tu fais de l’escalade en haute montagne, il ne faut jamais regarder le vide.
Peter extirpa les deux combinaisons kaki roulées en boule qu’il avait dissimulées sous le meuble des lavabos. Il en jeta une à son comparse. Les deux hommes les enfilèrent par-dessus leurs uniformes — les capitaines devenaient de simples soldats. Peter fouilla de nouveau sous le meuble et sortit cette fois une corde et du ruban adhésif large.
Sans hésiter, il ligota Morton en serrant aussi fort qu’il le pouvait. Il le bâillonna en prenant soin de laisser les narines libres.
— C’est devant lui que Frank Gassner s’est suicidé ? demanda Stefan.
— Oui, fit Peter en dévisageant l’homme vieillissant maintenant immobilisé.
— Tu as l’air perturbé.
— C’est pire que tout ce que j’aurais pu imaginer…
Peter se redressa et, devant la glace, échangea sa casquette galonnée contre une autre de toile, identique à celle que portent les simples hommes de troupe. Il l’ajusta, aussitôt imité par Stefan. Il vérifia l’heure.
— Dans huit minutes, nous devons être loin. Si Morton ne réapparaît pas, l’entrée sera bloquée et nous serons fichus.
Galvanisé par la pression, Stefan prit Morton sous les aisselles et indiqua :
— Va ouvrir la fenêtre et vérifie qu’il n’y a personne.
— À vos ordres, mon capitaine…
Dans la cour, le camion était là. Sa benne était remplie d’un épais tas d’herbe fraîchement tondue. Il ne fallut pas longtemps aux deux jeunes gens pour hisser le corps inanimé dans la benne et le recouvrir d’herbe. Pour ne pas qu’il étouffe, Peter plaça un cageot au-dessus de son visage avant de le masquer complètement. En moins d’une minute, Morton avait disparu sous le tas vert.
Les deux hommes sautèrent de la benne et s’installèrent dans la cabine. Peter était au volant. Avec des gestes d’expert, il court-circuita les câbles du petit utilitaire et le moteur démarra.
— Jusqu’ici tout va bien, lança-t-il avec un clin d’œil.
— Et s’il se réveille ? s’inquiéta Stefan.
— Pas avant une bonne heure.
— Tu en es certain ?
— Ce genre de prise ne pardonne pas. C’est une heure dans les vapes au minimum. Toi, tu as mis plus de trois heures à émerger…
— Tu m’avais fait la même chose ? s’indigna Stefan.
— C’était ça ou je te cassais un bras pour que tu t’évanouisses…
Le camion gris des paysagistes se présenta au poste de sortie. Le planton de garde sortit de sa guérite et s’approcha de la portière de Peter, qui enfonça sa casquette le plus possible sur ses yeux.
— Ils évacuent l’herbe, maintenant ? demanda le planton.
— Ce sont les ordres. L’écologie est à la mode. Ils font l’essai pour quelques jours seulement. Après, ils décideront si on continue à composter ici ou si on expédie tout ailleurs.