Le planton haussa les épaules et leva la barrière. Peter lui fit un petit signe et démarra. En remontant l’allée qui reliait le golf à la voie rapide, Peter ne quitta pas le rétroviseur des yeux, mais le garde avait repris la lecture de son magazine et ne leur prêtait plus aucune attention.
— Ça y est ! On est sortis ! s’exclama Stefan. Le plus dur est passé !
Peter regarda son camarade et éclata de rire.
— Là, mon vieux, tu te trompes…
Dans une circulation dense mais fluide, perdu au milieu de centaines d’autres véhicules, le pick-up filait à bonne allure. La radio enchaînait les tubes et au flash d’informations de 11 heures, les commentateurs n’avaient parlé que de résultats sportifs. Peter et Stefan avaient abandonné leur camion militaire dans une zone industrielle du sud de la ville et repris leur apparence civile. Ils avaient même débarrassé Morton de son uniforme au cas où il aurait été porteur d’un traceur radio. Le général, toujours inconscient, gisait dans une grande caisse de motoculteur à l’arrière.
Peter tambourinait sur le volant au rythme de la chanson de David Bowie qui passait. Arrivés à hauteur de Perington, ils s’engagèrent sur la bretelle de sortie.
— De toute façon, déclara Stefan, je ne crois pas qu’ils en parleront aux informations.
— C’est clair. Ils vont traiter ça en douce. Ils n’ont pas intérêt à claironner que le boss de la NSA s’est fait kidnapper pendant qu’il jouait au golf. Ça ne fait pas sérieux.
— Alors pourquoi on écoute les infos depuis deux heures ?
— Tu écoutes les infos. Moi, j’écoute la musique !
Peter monta encore le son et se mit à fredonner avec la radio.
Stefan ouvrit les deux verrous de la porte de la chambre. Avec précaution, il repoussa le battant jusqu’au mur. Profitant de la clarté venue du salon, il s’assura que Morton était toujours allongé sur le lit. L’homme entravé gémit et se tourna avec difficulté vers son geôlier.
Stefan entra et alla poser sa lampe de bureau branchée à une rallonge sur la table qu’il rapprocha du lit en la traînant. Non sans méfiance, il aida Morton à se redresser. Il l’assit sur le bord du lit, face à la table. Il alluma la lampe et la braqua sur son visage. Morton grogna et se détourna en fermant les yeux.
— Il faut qu’on parle, dit Stefan d’une voix posée. Je vais vous enlever votre bâillon. Si vous hurlez, mon pote viendra et il vous fera retomber dans les pommes. À vous de voir.
D’un geste prudent, Stefan tendit les bras et passa les mains derrière la nuque du général. Il défit le nœud et retira le foulard. Morton ouvrit la mâchoire en grand.
— Bon sang, maugréa le militaire. Vous m’avez scié la tête.
Essayant de jouer son rôle le plus sereinement possible, Stefan vérifia les liens aux poignets et aux chevilles, et repassa derrière la table. Il s’installa sur la chaise, face au prisonnier.
— Qui êtes-vous ? demanda Morton.
— C’est une assez longue histoire, répondit Stefan.
— Que voulez-vous ? Vous êtes des terroristes ?
— J’imagine que si vous nous attrapez un jour, c’est ce que vous prétendrez pour justifier notre exécution sommaire.
Aveuglé, le général essayait en vain de jauger son ravisseur. Retranché derrière le faisceau de la lampe, Stefan pouvait à loisir contempler le tout-puissant patron de la NSA. Pour la première fois de sa vie, il rencontrait un homme important, un de ces hommes de l’ombre que l’on dit avoir du pouvoir et être capables de contrôler notre monde. Sans son uniforme, habillé comme n’importe qui, Morton semblait presque banal. Il avait les traits tirés, et les brins d’herbe encore nombreux même dans ses cheveux courts contribuaient à lui retirer de sa prestance.
— Pourquoi m’avez-vous kidnappé ? Qu’allez-vous demander pour me libérer ?
Stefan ne répondit pas. Peter avait insisté sur le fait qu’il était essentiel de convaincre Morton qu’ils avaient le temps, qu’il resterait leur prisonnier aussi longtemps qu’ils n’auraient pas obtenu ce qu’ils attendaient.
— Vous vous rendez compte que vous avez une meute d’agents lancée à vos trousses ? fit observer Morton. Avec les moyens qu’ils ont, il ne leur faudra pas longtemps pour vous retrouver.
— Vous parlez de ceux qui étaient censés vous protéger ?
Stefan dévisagea l’homme plus en détail. Il le sentait bouillant de colère contenue. S’il avait eu vingt ans de moins et les mains libres, nul doute qu’il y aurait eu des risques à l’approcher. Ses yeux étaient clairs, vifs. Ces mêmes yeux avaient vu Gassner mourir.
Morton eut un mouvement d’énervement.
— Bon sang, qu’est-ce que vous voulez ?
— Vous souvenez-vous de Catherine et Marc Destrel ? questionna brutalement Stefan.
Le général ouvrit de grands yeux. Il secoua la tête dans un mouvement désordonné et répondit :
— Deux scientifiques, une histoire de trahison… C’est une vieille affaire.
Stefan se pencha par-dessus la table et demanda :
— Vous êtes convaincu de ce que vous dites, ou vous récitez la version officielle ?
— Ils n’avaient pas d’enfants, pas de proches, raisonna Morton. N’essayez pas de me faire croire que la vengeance serait votre mobile, c’est grotesque.
— Pourquoi me vengerais-je de vous puisque vous n’avez rien à vous reprocher ? À moins que la mémoire ne vous revienne…
— Qui êtes-vous ? insista le général.
— Je ne suis pas certain que vous soyez prêt à l’entendre, général. Par contre, j’espère bien que vous allez me révéler ce que je veux savoir.
Morton se redressa. Stefan entra dans le vif du sujet :
— Nous savons que vous n’avez jamais retrouvé les comptes rendus des travaux des Destrel. Nous savons aussi que plus de vingt ans après, ils continuent de vous intéresser au plus haut point.
— Je ne vois pas de quoi vous parlez.
— Vous mentez. La semaine dernière, à l’aéroport de Glasgow, vos hommes ont enlevé une jeune femme directement liée à cette affaire.
— Je ne suis pas au courant.
Puis, adoptant un ton presque moqueur, Morton ajouta :
— Mon pauvre garçon, si vous saviez le nombre de gens que nous sommes obligés d’arrêter, vous comprendriez pourquoi je ne sais rien de cette opération.
— Et vous osez nous traiter de terroristes…
— Il est question de sécurité nationale !
— Il est question de vies humaines.
Morton souffla avec mépris.
— Mais peu importe, reprit Stefan que l’homme impressionnait de moins en moins. Je n’ai pas l’ambition de vous convaincre, il me faut simplement votre aide, que vous le vouliez ou non.
Peter apparut soudain à l’entrée de la chambre. Sa haute silhouette fine se découpait à contre-jour dans l’embrasure.
— Il ne dira rien, lança-t-il à Stefan.
Morton parut inquiet de cette arrivée soudaine. L’équilibre du nombre virait à son désavantage. Peter avança dans la pénombre et vint se placer derrière son complice. Le général redoublait d’efforts pour essayer de distinguer quelque chose malgré la lampe toujours braquée sur lui.
— Nous allons changer de tactique, ajouta Peter.
Stefan ne comprenait pas pourquoi son complice modifiait leur plan aussi vite, mais il ne pouvait rien dire devant leur prisonnier. Il resta muet.
— Vous êtes le chef ? hasarda Morton.
Peter eut un petit rire.
— Chez nous, répliqua-t-il, il n’y en a pas. Notre hiérarchie repose sur la gravité de nos problèmes. Plus vous en avez, plus vous êtes haut. Je suis numéro deux. Nous avons quelqu’un très au-dessus de nous…