— Je ne comprends rien, marmonna Morton.
Sans prendre la peine de réagir, Peter posa la main sur l’épaule de son ami et lui dit :
— Je vais prendre le relais, il a besoin d’un petit coup de pouce pour devenir coopératif…
Stefan acquiesça et se leva pour laisser la place. Morton n’aimait pas cela. Ce deuxième ravisseur ne lui plaisait pas du tout. Son ton était plus dur, il paraissait plus décidé, donc plus dangereux.
— Reprenons depuis le début, mon général, fit Peter en s’installant à la table.
Morton nota qu’il avait dit « mon général » naturellement, comme si l’homme était familier des usages militaires.
— Vous prétendez toujours que pour vous, les Destrel ne sont qu’un dossier de plus, qu’il ne s’agit que d’une banale histoire de vente d’informations classées secret défense ?
— S’il y avait autre chose, je ne l’ai pas su. Ils sont morts avant qu’on ait pu les interroger. Ils ont résisté aux agents qui les ont appréhendés et ont été tués. À l’époque, je n’étais pas directeur de la NSA, juste un chef de service.
— Cela remonte à plus de vingt ans, mon général, si ce n’était vraiment qu’une affaire de plus, vous faites preuve d’une sacrée mémoire. Car entre nous, en deux décennies, vous avez dû en faire des coups tordus…
Morton sentit qu’il devait faire très attention à ce qu’il disait.
— Laissons les Destrel pour le moment, déclara Peter. Intéressons-nous à présent à ce qui s’est passé dans la soirée du 4 octobre 1990. Vous souvenez-vous de ce soir-là ?
Le général eut un petit rire nerveux.
— Si vous m’avez kidnappé pour m’interroger sur mon emploi du temps d’il y a vingt ans, vous allez être déçus. J’ai une excellente mémoire, mais pas à ce point-là !
Le ton était ironique. Impassible, Peter précisa :
— Réfléchissez bien, mon général, c’est important. Je ne crois pas que vous ayez pu oublier cette soirée.
Morton leva les yeux au ciel et soupira.
— Ce petit jeu ne mène à rien, s’agaça-t-il, sûr de lui. Si vous faites allusion à quelque chose de précis, dites-le et cessons de tourner autour du pot.
Peter se renversa en arrière, contre le dossier de sa chaise. Il leva le visage vers Stefan. Dans la pénombre, les deux garçons échangèrent un regard. Il était temps d’abattre une de leurs cartes maîtresses.
— Mon général, déclara Peter, nous allons jouer franc jeu. Vous détenez une jeune ressortissante espagnole du nom de Valeria Serensa. Ce n’est ni une criminelle ni un danger pour le gouvernement. Nous vous demandons de la libérer sur-le-champ.
— Alors pourquoi l’aurions-nous enlevée ? S’il s’agit d’une erreur, nos services juridiques et les représentations diplomatiques de son pays feront leur travail et elle sera rapidement relâchée.
— Ne jouez pas à cela, mon général.
— Jouer à quoi ? Vous savez, mon garçon, dans les démocraties, même les services secrets sont contrôlés par des instances indépendantes. Ce que je vous dis est la plus stricte vérité. Si elle n’a rien à se reprocher, cette jeune femme dont je n’ai d’ailleurs jamais entendu parler n’a rien à craindre.
— Vous mentez, vous mentez deux fois. Vous savez très bien qui elle est et vous savez aussi très bien le sort que l’on peut faire subir aux innocents si l’intérêt d’une puissance politique est en jeu.
— Ce n’est pas en kidnappant les gens que vous pouvez donner des leçons !
— Vous commettez une nouvelle erreur, mon général… Les pontes ne se sont pas trompés en vous nommant à la tête de l’Agence. Vous les servez bien.
— Je ne vous permets pas…
— Je n’ai besoin de la permission de personne. Je sais de quoi je parle. Vous abusez de la confiance de ceux qui croient servir leur pays.
— Mais bon sang, qui êtes-vous ?
— Souvenez-vous du 4 octobre 1990. Vous auriez dû écouter Frank Gassner, il avait raison !
Morton blêmit et se figea. Peter saisit la lampe et la retourna vers lui. Il s’éclaira le visage.
— Regardez-moi, mon général. Vous avez vieilli et j’ai rajeuni. Vous cherchez en vain le secret des Destrel et je l’ai découvert. Vous vous acharnez à cacher un mensonge et je veux sauver la vérité.
Morton était agité de soubresauts nerveux.
— Vous êtes fou ! se mit-il à vociférer. Gassner s’est suicidé. Il ne supportait pas d’avoir échoué. Il n’acceptait pas que le dossier lui soit retiré.
— Vous mentez encore. Il s’est tué devant vous. Vous et moi le savons mieux que personne…
Les yeux de Morton s’écarquillèrent d’effroi. Peter se pencha vers lui et, détachant chaque syllabe, lui répéta :
— « J’ai été heureux de servir sous vos ordres, mon général, mais cette fois, vous avez tort. Je vous le confirme, c’était la plus grande erreur de toute votre existence. »
29
— Tenez, murmura la femme en faisant glisser sur la table un bloc de papier et un stylo vers Valeria. Si je me souviens bien, ajouta-t-elle, la première fois que j’ai de nouveau eu de quoi écrire, j’ai pleuré de joie.
Sans oser y croire, Valeria prit d’abord le stylo. Il n’était pas neuf mais à travers son corps transparent, la réserve d’encre était encore bien pleine. Elle l’amena à hauteur de ses yeux et le fit tournoyer entre ses doigts comme elle avait l’habitude de le faire pendant les cours à l’université. Elle avait du mal à contenir l’excitation qui s’emparait d’elle.
— Allez-y, encouragea l’inconnue. Écrivez, dessinez…
Aussitôt, Valeria retira le capuchon, attira le bloc à elle et posa la pointe sur la première feuille. Elle eut un regard reconnaissant pour celle qui venait de lui faire ce cadeau. En souriant, elle commença à tracer un arbre, simple. D’abord le tronc, puis les branches qui s’élevaient vers le ciel. Elle ne s’y attarda pas et sa main bondit ailleurs sur la page. Elle dessina l’esquisse d’un oiseau, puis dans un autre coin, un chemin, les lignes d’une chapelle. Le trait vagabondait, sautait, revenait. De ligne en ligne, Valeria s’exprimait, matérialisait le monde qui lui était interdit depuis son arrivée dans cet univers impersonnel et glacial.
— Ça fait du bien, n’est-ce pas ? souffla la femme.
Valeria hocha la tête avec une expression radieuse.
— Je m’appelle Lauren.
Valeria s’interrompit pour regarder son interlocutrice. Elle était la première personne à se montrer humaine. Son attitude était différente de celle de Jenson et de son assistante. Sous leurs faux airs, ces deux-là suintaient l’hypocrisie. Valeria avait même peur de Debbie. Lauren ne leur ressemblait pas.
Valeria jeta un coup d’œil à la grande pièce dans laquelle Lauren l’avait conduite. Contrairement aux autres salles, celle-ci comportait quelques étagères, avec même une quinzaine de livres, des boîtes en carton avec dessus des lettres écrites à la main. Ces objets usuels paraissaient incongrus dans le décor aseptisé. Autour de la table ovale où elle et Lauren étaient assises, Valeria dénombra six autres chaises. Peut-être s’agissait-il d’une salle de réunion. Achevant son tour d’horizon, Valeria revint à Lauren.
— Quel est votre rôle ici ? osa-t-elle demander.
— Ils m’étudient et se servent de moi, comme vous.
Dans cette salle non plus, il n’y avait aucun bruit de fond, juste un silence cotonneux sans écho dans lequel les voix s’évanouissaient vite. Valeria parcourut le plafond à la recherche des pointes noires. Elle n’en vit aucune.
— Cette salle est notre foyer, précisa Lauren. Entre deux expériences, nous venons nous y détendre, parler, jouer aux cartes et bouquiner. C’est un peu notre « coin fumeurs » — sauf que nous n’avons pas le droit d’y fumer et qu’il n’y a pas de machine à café.