Stefan n’entendit qu’un souffle, quelques mots prononcés trop bas pour être entendus de sa place. Morton, acculé, ferma les yeux, et c’est à cet instant précis qu’il se rendit.
Ce ne furent pas les mots de Peter qui le terrassèrent, ni ses yeux, mais quelque chose de bien plus puissant. Lorsque le vieux général baissa les paupières, lorsqu’il ne fut plus influencé par ce qu’il voyait, il sentit littéralement la présence de Frank Gassner. Cette sensation balaya tout dans son esprit, la digue de sa raison se fissura, les remparts de conscience qu’il s’était patiemment bâtis durant plus de deux décennies volèrent vite en éclats.
— Mon Dieu… murmura-t-il d’une voix tremblante.
À présent, le redouté patron de la NSA avait perdu toute sa superbe. Il semblait soudain vieilli, brisé. Peter se tenait toujours face à lui, le visage baissé, perlé de sueur. Sa respiration lente et profonde soulevait régulièrement son torse.
Stefan observait, aussi fasciné qu’effrayé par ce dont il venait d’être le témoin. Peter se releva et rejoignit l’obscurité. Morton s’agita un peu, oscilla d’avant en arrière, et se mit à parler.
Au bord des larmes, comme s’il expulsait un corps étranger de sa chair, il confia ce qu’il n’avait jamais avoué à personne. Il raconta le maquillage du suicide de Gassner, la mise au secret de ses hommes, la confiscation de toutes ses affaires personnelles. Les mots étaient hachés, il avait parfois du mal à finir ses phrases, comme si tout à coup, il avait conscience de ce qu’elles impliquaient. Le général déballait tout, en désordre. Son flot de paroles était ininterrompu, il ne répondait pas aux questions… Il soulageait sa conscience, il se confessait.
Souvent, il s’interrompait. Il revenait alors en arrière, ajoutant des détails, acceptant enfin d’aller au bout de ses terribles souvenirs.
Il avait lui-même nettoyé les traces de sang sur son bureau. Il avait mis plus de deux ans à retrouver le sommeil. Peu de temps après ce soir tragique, un enquêteur prit enfin le temps d’étudier les notes laissées par Gassner dans son hangar. Le général avait alors pris conscience que son subalterne avait vu juste. L’affaire était essentielle, et loin d’être finie. En une nuit, Gassner avait réuni certaines pièces majeures du puzzle. Morton avait alors décidé de réactiver le dossier en secret. Discrètement, il avait soustrait tout ce qui avait été saisi chez les Destrel et épluché par Gassner. Les études officielles durent se contenter de quelques feuillets sans importance. À l’insu de sa hiérarchie d’alors, Morton avait ensuite constitué une petite équipe de confiance pour reprendre les recherches. Au fil des mois, elle avait grossi, révélant chaque fois un peu plus l’importance des travaux des Destrel. Morton avait alors tout mis en œuvre pour appuyer ce projet. Sans révéler les sources de sa soudaine passion pour les travaux des savants disparus, il obtint quelques résultats sur les mécanismes psychiques et la mémoire, qui lui permirent de se voir accorder tous les crédits nécessaires et sa première promotion. C’est à cette époque qu’il décida de la création d’un centre d’étude ultrasecret entièrement dédié aux capacités méconnues du cerveau humain.
En réunissant scientifiques, médiums et chercheurs militaires autour de ce qui restait des travaux des Destrel, il espérait découvrir ce que personne, à part Gassner, n’avait osé imaginer. Morton se voyait déjà devenir le maître d’une discipline qui changerait à tout jamais le visage de l’humanité.
Entre deux aveux, Morton restait prostré, les yeux dans le vague. Chaque fois que Peter s’approchait de lui, il semblait pris de panique.
Un peu plus tard dans la nuit, le général, enfin allégé, reprit partiellement le contrôle de lui-même et finit par accepter de répondre aux questions. Le centre était situé dans le Vermont, creusé sous une montagne au nord de Saint-Johnsbury, à moins de cent cinquante kilomètres de la frontière canadienne. Même les pontes de la Maison-Blanche ignoraient son existence. Après des années d’observations, d’analyses et de reconstitutions, le centre fonctionnait comme n’importe quel laboratoire de recherche. Plus de quinze ans après sa mise en route, chaque département menait ses études sur la télékinésie, la télépathie, et autres domaines situés aux limites de la science. Tous ceux qui travaillaient au centre avaient oublié ce qui leur avait valu d’être réunis. Pas Morton. Il supervisait personnellement tous les rapports d’expérience, exigeant que chaque semaine, le groupe de médiums se réunisse et se concentre sur ce qui pouvait avoir un lien avec les Destrel. Près de deux décennies de patience lui avaient été nécessaires pour obtenir un résultat. Quelques mois avant que les trois jeunes gens ne soient localisés en Écosse, les médiums avaient pressenti une activité autour de la mémoire des Destrel. Personne ne pouvait l’expliquer, personne ne pouvait le comprendre, mais le fait était là. Le centre fut placé en état d’alerte, les expériences interrompues et tout le monde se mit à travailler sur le dossier. Morton ne voulait pas louper cette occasion comme la précédente.
Aidé par le contexte international tout entier accaparé par la lutte antiterroriste, Morton réussit à mettre en place une opération d’envergure sans éveiller les soupçons. Des dizaines d’agents furent envoyés en Europe, tous convaincus de traquer de potentiels auteurs d’attentats mais guidés en fait par les perceptions des médiums relayées par Morton. Après des semaines d’enquête, le dispositif avait abouti à la capture de Valeria. Elle avait été aussitôt emmenée au centre, où elle subissait des examens.
Peter et Stefan tenaient le début de leurs réponses, mais ils n’avaient aucune idée de la façon dont ils pourraient libérer la jeune femme. Aux questions concrètes qu’ils posaient sur le fonctionnement du centre, Morton répondait toujours qu’il ne savait rien. Il était sincère. Il répétait sans cesse que toutes les données étaient dans son coffre, dans un dossier secret dont il n’existait qu’un seul exemplaire.
Quelle que soit la solution envisagée par les deux garçons, il était évident que ce document était indispensable. Cela les conduisait à un nouveau problème : de quelle manière le récupérer ? Avec ou sans Morton, par la force ou par la ruse, il fallait pénétrer au cœur de la NSA. Mais comment s’introduire dans l’un des lieux les plus protégés du monde ?
Peter échafaudait les plans les plus extravagants lorsqu’une idée s’imposa soudain à lui…
31
— C’est une grave erreur, Lauren. Tu n’aurais pas dû l’amener.
Valeria ne se sentait pas à l’aise. L’homme appelé Simon n’était pas heureux de la rencontrer. Il était assez âgé, grand et mince. Sa peau cuivrée et ses cheveux très noirs attestaient d’origines indiennes. Ses tempes étaient blanches, il portait de fines lunettes et les mêmes vêtements fades que tous les résidents.
— Tu disais toi-même que tu souhaitais la voir, se défendit Lauren.
— Pas ici, coupa Simon. Ce n’est ni le bon endroit ni le bon moment. Qui sait ce qu’ils peuvent entendre ?
Valeria remarqua que la chambre de l’homme était exactement identique à la sienne. Celui-ci se détourna et s’affaira à remettre son lit en ordre.
— Lauren disait que vous pouviez m’aider à comprendre ce qui m’arrive, déclara Valeria.
Simon fit volte-face. Il soupira.
— C’est plutôt vous qui pouvez nous éclairer, dit-il.
— Elle n’a aucune idée de ce qu’elle est, intervint Lauren. Elle n’a jamais entendu parler de ce que nous pratiquons ici.