— Parce que j’avais besoin de votre aide.
Martha ouvrit de grands yeux.
— Alors ça ! s’exclama-t-elle. On peut dire que tu as de l’aplomb !
— Non, j’ai de bonnes raisons. C’est vrai, je ne suis pas le fils de Frank Gassner. Je vous ai dit ça parce que vous n’auriez jamais cru la vérité.
— Qu’est-ce que tu pouvais me raconter de plus incroyable ?
— Je vais vous le dire, mais avant, vous devez me promettre de ne pas appeler les flics.
Martha leva les sourcils dans une nouvelle expression de surprise.
— Toi, fit-elle en secouant la tête, tu es un cas ! Tu n’es pas vraiment en position d’exiger.
— Une demi-heure, c’est tout ce que je vous demande. Si, passé ce délai, vous n’êtes pas convaincue, alors vous pourrez les appeler. Vous ferez de moi ce que vous voudrez. Tout sera perdu, mais avant, je vous en supplie, écoutez-moi.
Martha agita son revolver et le menaça :
— N’espère pas te payer ma tête une seconde fois, mon garçon. Qu’est-ce que tu veux ?
— J’ai encore besoin de vous.
Peter marqua une pause. Martha le fixait intensément. Elle le traquait du regard. Il se lança :
— Si aujourd’hui Frank n’était pas mort et réclamait votre aide, accepteriez-vous ?
— Laisse cet homme en dehors de tout ça. Tu n’as rien à voir avec lui et il a bien mérité de reposer en paix.
— Si la cause pour laquelle il s’est le plus battu était en danger, si ceux qui l’ont trahi menaçaient de nouveau des vies, vous sentiriez-vous concernée ?
— Comment saurais-tu ce qui lui tenait à cœur, tu ne l’as pas connu !
— Frank ne vous parlait jamais de ses missions.
— Mêle-toi de tes affaires, ce n’est pas comme ça que tu vas me convaincre, tu es mal parti.
Malgré l’air sombre de Martha, Peter insista :
— Pourtant, une fois, une seule, il vous a parlé d’un couple de savants qu’il était chargé d’espionner.
Le regard de Martha se durcit, mais Peter continua :
— Rappelez-vous : il était très excité, il vous a emmenée dîner à Reader Mountain dans une taverne de chasseurs. Vous avez pris un verre dehors, sur la terrasse, et emporté par l’enthousiasme, ce soir-là, il vous a confié…
— Stop, fit Mrs Robinson, blanche de rage. J’ai compris. L’Agence t’envoie pour tester mon silence.
Elle se redressa et fit quelques pas en portant sa main libre à son front. Elle fulminait :
— Après quinze ans de retraite, ces espèces de requins veulent vérifier si la vieille ne va pas balancer des secrets d’État !
Elle gesticulait, sans quitter Peter des yeux. Elle s’approcha de lui et lui brandit son poing sous le nez.
— Eh bien, tu peux rassurer ces messieurs : ils ne risquent rien. Ce n’est pas moi qui balancerai leurs petites magouilles. Tu leur diras aussi que s’ils m’envoient encore un de leurs blancs-becs remuer les mauvais souvenirs que je leur dois, ils le verront revenir sur une civière.
— Je ne suis pas là pour ça, Martha.
— Alors comment sais-tu autant de choses sur ce que ce pauvre Frank et moi pouvions nous dire ? Allez parle, parce que sinon, ça va barder pour toi !
— Si Frank est mort, son esprit ne l’est pas.
— Qu’est-ce que tu racontes ?
— Je vous assure, Martha, que même si c’est difficile à croire, c’est la vérité. Il y a une part de lui en moi, mais vous l’expliquer prendrait trop de temps, un temps que je n’ai pas… Je vous en supplie, croyez-moi ! Demandez-moi n’importe quoi, vous verrez que je ne mens pas. Interrogez-moi…
Peter cherchait son regard mais, à présent, elle le fuyait. Elle était visiblement ébranlée par la sincérité du jeune homme, mais incrédule. Elle recula jusqu’à trouver appui sur le buffet du salon. La photo qui la montrait avec Frank vacilla. Elle secouait la tête, refusant l’idée même, cherchant désespérément comment échapper à ce jeune homme qui se permettait de jouer avec une de ses plus grandes douleurs. Peter redoutait qu’elle ne s’en aille, qu’elle fuie cette entrevue trop pénible. Elle pouvait appeler la police, ou pire, faire usage de son arme. Il décida de jouer le tout pour le tout.
— Frank ne s’est pas tué parce qu’il en avait assez de la vie, dit-il. Il l’a fait pour protéger un secret, pour aller chercher une réponse. Aujourd’hui, il est là. Son histoire n’est pas finie. Morton se dresse de nouveau sur sa route, décidé à se saisir du pouvoir que Frank était censé protéger. Je suis ici parce que Frank m’y a conduit. Nous avons besoin de votre aide. Morton va détruire d’autres vies.
Toujours adossée, la tête baissée, Martha restait silencieuse. Elle s’était tassée, comme torturée par ces affirmations.
— Martha, insista Peter, je suis désolé de vous entraîner là-dedans, mais sans vous tout est fichu. Il y a vingt ans, je suis mort parce que je croyais à un rêve. Aujourd’hui, je sais que ce n’en est pas un. J’ai la preuve, j’en suis la preuve. Pour que cela ne devienne pas une arme de plus, pour que des innocents puissent le rester, j’ai besoin d’un coup de main. Regardez mes yeux. Regardez-moi, Martha, pour l’amour du ciel ! Quand je suis venu vous voir, l’autre fois, au moment de nous séparer, vous souvenez-vous du regard que nous avons échangé ? Vous n’avez pas vu les yeux d’un étranger, mais ceux d’un homme que vous avez bien connu…
Martha resta immobile un long moment. Peter aurait voulu se lever et la prendre dans ses bras mais entravé, il ne le pouvait pas.
— Pourquoi n’êtes-vous pas venu me voir plus tôt ? finit-elle par demander, bouleversée. Pourquoi m’avoir laissée des années rongée par la peine de ne vous avoir rien dit, par le remords de ne pas avoir giflé ce général indigne ?
— Parce qu’alors je n’avais aucune idée de tout cela. Je vivais normalement, loin de la mémoire de Frank. Tout s’est déclenché il y a quelques mois.
— Qu’attendez-vous de moi ?
— Morton cache un dossier secret dans le coffre de son bureau. Il y est question des travaux sur lesquels enquêtait Frank et de leur développement après sa disparition. Il me faut ce dossier. La vie d’une jeune femme en dépend. Elle est retenue quelque part dans le Vermont et subit des expériences comme un animal de laboratoire. Si nous l’abandonnons, alors Frank aura échoué et il sera vraiment mort pour rien.
Martha releva la tête et planta ses yeux dans ceux du jeune homme.
— Vous me demandez de vous aider à pénétrer dans le bureau du général Morton ?
Peter acquiesça.
— Vous réalisez que vous parlez d’une effraction dans le repaire du patron de la plus puissante agence de renseignements du monde ?
— Tout à fait.
Martha s’essuya les yeux et rectifia machinalement sa coiffure.
— Je ne comprends pas tout ce que vous me dites.
— Je suis un peu perdu moi-même, avoua Peter.
— Mais… hésita-t-elle. Mon instinct me pousse à croire ce que ma raison devrait rejeter. Peut-être parce que Frank me manque encore après toutes ces années. Peut-être parce que malgré tout, je vous sens sincère.
Soupirant, elle ajouta d’une voix apaisée :
— Frank ne croyait pas au hasard. Il était convaincu que derrière ce mot, l’homme cachait tout ce qu’il ne maîtrisait pas de l’enchaînement des choses. Il aimait dire que notre monde obéit à d’autres règles que celles qu’on nous enseigne. Il s’exaltait, parlait d’un Esprit, de forces immatérielles qui trouvent un écho en chacun de nous quand on se donne la peine de les entendre. Il finissait toujours en disant que…