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— … « la science nous rend aveugles et sourds. Le puits du savoir est en nous ». Et il avait raison.

— J’ai mené une vie simple, dit Martha. Je ne le regrette pas. Jamais je n’ai remis en cause ce que j’ai vu. Je crois en Dieu, je crois à ce que mes parents m’ont appris mais plus que tout, je croyais en Frank. Je suis à présent convaincue qu’il disait vrai. Si le hasard existait, vous seriez venu après-demain…

33

D’habitude, Martha refusait de se rendre aux déjeuners des retraités de l’Agence. D’abord, ces réunions lui donnaient le cafard pour plusieurs jours, et puis elle n’avait pas besoin de ces rendez-vous formels pour garder des liens avec les anciens du service qu’elle appréciait vraiment. Pourtant, cette fois, elle avait une bonne raison d’y assister. Elle était prête à affronter les hordes d’ex-collègues de plus en plus voûtés, ressassant le bon vieux temps où ils servaient à quelque chose. Martha supportait mal ces séances de mélancolie collective, peut-être parce qu’elle-même regrettait le passé, certaines personnes en tout cas. Les rares fois où elle y était allée, ceux qu’elle avait connus étaient de moins en moins nombreux, réunis dans la salle d’honneur du siège de l’Agence où le gouvernement leur offrait un excellent repas de plus en plus mou pour cause de dents déficientes. Les jeunes cadres de l’Agence leur tenaient compagnie, contraints et forcés.

Ces jours-là, le grand patron faisait un discours et distribuait quelques médailles en s’évertuant à faire croire que tous étaient irremplaçables, mais que le monde devait continuer de tourner. Aujourd’hui, Martha était curieuse de savoir ce que les services du protocole de l’Agence allaient raconter pour excuser l’absence du général Morton. Allaient-ils faire sobre ou inventer une de ces histoires tordues qui avaient fait la réputation de la NSA ?

Martha avait eu le plus grand mal à convaincre Peter de ne pas l’accompagner. Le jeune homme avait argumenté, insisté, mais il est vrai que même avec son faux uniforme et la carte magnétique confisquée à Morton, il n’aurait sans doute pas fait dix mètres dans le périmètre de l’Agence. Martha, elle, avait les meilleurs des laissez-passer : un visage connu et une réputation à toute épreuve.

Pendant le trajet en voiture, elle n’avait pas cessé de penser à l’étrange soirée qu’elle avait passée avec Peter. Elle s’était surprise à évoquer avec lui des souvenirs du temps de Frank. Beaucoup des sentiments qu’elle avait cru éteints si longtemps après sa disparition s’étaient en fait révélés encore bien vivants. Par moments, elle avait discuté avec Peter comme une lointaine tante l’aurait fait avec son neveu venu lui rendre visite d’un autre continent, mais le plus souvent, elle évoquait la période de sa vie où elle avait côtoyé Frank comme s’il était là et qu’ils s’étaient enfin retrouvés. Parfois, un instant de lucidité la ramenait au présent, et le surréalisme de la situation la perturbait. Elle parlait à un jeune homme de vingt ans comme à un amour perdu qui en aurait quarante de plus. Quoi qu’il en soit, au contact de ces émotions, elle se sentait revivre. Elle ne comprenait pas les théories que la présence du jeune Hollandais faisait naître, mais son instinct s’en fichait.

Arrivée à la grille de la base de la NSA, elle baissa la vitre de sa portière et tendit sa carte d’identification. Le jeune planton la salua de façon réglementaire, saisit le rectangle de plastique et pointa son nom sur la liste.

— Bienvenue, Mrs Robinson, dit-il en faisant signe à son binôme d’ouvrir la grille blindée. Vous suivez la route sur environ un kilomètre et vous arrivez au parking principal.

— Merci, jeune homme, je crois que je m’en souviens encore ! plaisanta Martha.

Alors que la lourde grille s’ouvrait, les herses métalliques qui hérissaient le sol se rétractèrent jusqu’à disparaître. Lorsque le chemin fut libre, Martha appuya sur la pédale d’accélérateur un peu trop violemment, ce qui fit hurler son moteur.

Elle n’était pas revenue depuis au moins cinq ans. Peu de choses avaient changé, du moins dans les aménagements extérieurs. Entre les grands arbres du parc, le siège de l’Agence apparut. À cet instant, pour la première fois, Martha prit conscience de ce qu’elle venait y faire et son estomac se noua. Avec Peter, elle avait préparé sa visite le plus soigneusement possible, mais maintenant qu’elle y était, c’était une autre affaire.

Sur le parking, des petits groupes d’anciens aux cheveux blancs s’embrassaient sous le regard des plus jeunes en uniforme. Martha se gara, attrapa son grand sac à main mais n’eut pas le temps d’ouvrir sa portière. Une jeune femme, lieutenant, s’en chargea pour elle.

— Bonjour, madame, salua celle-ci. Je suis Bridget.

Martha s’extirpa de son véhicule. La jeune femme continua :

— Je vais vous demander une dernière fois votre carte pour vous remettre votre laissez-passer.

Martha sourit et sortit sa carte. En prenant appui sur le capot de la voiture, Bridget recopia le prénom en gros sur un badge aux armes de l’Agence.

— Nous avons une belle journée aujourd’hui, dit-elle pour meubler la conversation.

— Effectivement. Savez-vous si le général Morton sera des nôtres ?

— Malheureusement, il a été appelé à la Maison-Blanche. On ne devrait pas le dire, mais à vous, on le peut : il est en rendez-vous avec le président lui-même…

Comme les enfants en colonie, Martha se retrouva avec son nom épinglé sur son gilet. À peine eut-elle fait quelques pas que ce qu’elle redoutait le plus dans ce genre de circonstance se produisit.

— Martha chérie, s’exclama une vieille dame aux cheveux presque violets. Quel bonheur de te voir après toutes ces années !

Sans lui laisser le temps de réagir, la dame enlaça Martha et la serra jusqu’à l’étouffement. Sur le coup, Martha fut incapable de se souvenir du prénom de celle qui l’accueillait avec tant d’exubérance.

— Tu n’as pas changé ! ajouta celle-ci sans même la regarder. Viens, j’en connais qui vont être contents de te voir. Tu as fini par revenir, c’est bien. De toute façon, on finit toujours par revenir.

Soudain, Martha reconnut son interlocutrice : Melinda Fitzgerald, du secrétariat des officiers. Elle était toujours aussi coquette et n’avait pas perdu l’habitude de tripoter les gens quand elle leur parlait — surtout les hommes jeunes.

Le flot d’anciens fut dirigé vers la grande salle. Au-dessus de la porte, une banderole leur souhaitait la bienvenue. Les tables rondes étaient dressées dans un ordre impeccable, toutes décorées d’un bouquet posé en leur centre. En fond, de la musique classique passait. Une armée de serveurs en veste blanche attendait derrière un buffet couvert de petits-fours et de verres d’alcools légers.

Alors que l’assemblée s’égaillait entre les tables, Martha était assaillie de toutes parts. On lui serrait la main, on l’embrassait. Elle ne reconnaissait pas souvent les gens et se laissait faire en souriant autant qu’elle le pouvait. Mais elle n’était pas là pour faire la fête.

Au milieu du grouillement, un homme assez grand se planta devant elle.

— Martha, prononça-t-il avec un plaisir évident.

Elle plissa les yeux. L’homme avait de l’allure, mais elle ne le reconnut pas immédiatement. C’est le prénom sur le badge et sa fossette au menton qui la mirent sur la piste. Malcolm Forster, l’ancien aide de camp du général Morton. Ils avaient travaillé pour lui à la même époque. Lui aussi avait demandé sa mutation après l’affaire Gassner. Ils ne s’étaient presque jamais revus depuis.

— Comment allez-vous, Malcolm ?

— La vie suit son cours. Je suis heureux de vous revoir. Accepteriez-vous de vous asseoir à mon côté pour le déjeuner ?