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Martha acquiesça d’un hochement de tête malicieux. La salle résonnait d’un brouhaha ponctué de petits rires. Les tables se remplissaient à vue d’œil. Martha et Malcolm s’installèrent là où il restait de la place. Face à eux, d’autres anciens étaient déjà en train de se montrer avec fierté les photos de leurs petits-enfants.

Malcolm Forster invita galamment Martha à s’asseoir.

— Vous n’étiez pas venue depuis des années, fit-il en prenant place à son tour. C’est une bonne surprise. Pourquoi maintenant ?

— Sans doute la maturité, plaisanta Martha. Et vous, pourquoi venez-vous ? Si je me souviens bien, vous n’étiez pas un acharné des pots et des fêtes du service.

— C’est vrai. Mais ma vie n’a rien de bien excitant et j’ai passé ici beaucoup de bons moments. Alors je reviens comme un gamin qui retourne visiter son école. À chaque fois, je trouve qu’il y a trop de bruit, que les conversations sont puériles et vaines. On ne voit jamais ceux que l’on espère. En rentrant, je me dis toujours que je n’y mettrai plus les pieds et puis un an plus tard, quand l’invitation arrive, j’y retourne. Cette année, j’ai bien fait puisque je déjeune avec vous.

— Vous étiez marié, je crois ?

— Ma femme est morte il y a quatre ans. Un cancer.

— Je suis désolée.

— Nous n’allons pas faire comme les autres, égrener les malheurs, les maladies et les rhumatismes ! Et vous, que devenez-vous ?

— Ma foi, je m’occupe, répondit Martha. Je voyage un peu, je vis un peu avec quelqu’un, je vois un peu les enfants et les petits-enfants, mais ils sont loin. Je m’investis aussi un peu dans les associations de mon quartier.

— « Un peu » de tout.

— C’est ça.

— Et rien ne vous occupe « beaucoup » ?

Aussitôt, Martha songea à Peter et Frank. Son expression courtoise se ternit un peu. Malcolm le remarqua et, poliment, changea de sujet.

— J’ai entendu dire que le général ne serait pas là. Il est avec le président.

— Oui, mais c’est un secret d’État, ironisa Martha. Je ne sais pas si c’est bien malin de le confier à une bande de retraités qui n’ont pas grand-chose d’autre à faire que de colporter des ragots.

— Toujours aussi incisive, Mrs Robinson, s’amusa Malcolm.

— On ne se refait pas.

Sur un ton plus sérieux, elle ajouta :

— Excusez-moi, mais avant que nous prenions trois kilos, j’aurais voulu saluer celle qui m’a succédé et qui est toujours en poste là-haut…

— Voulez-vous que je vous accompagne ?

— Ne vous donnez pas cette peine. Nous n’avons que des histoires de bonnes femmes à nous raconter. Attendez-moi là, je reviens vite.

En retraversant le hall d’entrée en direction des ascenseurs, Martha sentit le stress l’envahir. Elle se répétait en boucle l’instruction essentielle de Peter : être naturelle.

Alors qu’elle s’apprêtait à appeler la cabine, un sous-officier l’interpella :

— Madame, je suis désolé, les étages sont réservés au personnel en activité.

— Je sais. Je voulais juste rendre visite à quelqu’un que j’ai formé et qui travaille encore ici. J’étais la collaboratrice directe du général Morton et elle a pris ma suite. Pour une fois que je peux la voir…

Attendri par cette gentille vieille dame et impressionné par la mention du grand patron, le gradé pivota vers un téléphone et déclara :

— Je vais voir ce que je peux faire.

Quelques instants plus tard, Martha était conduite au cinquième étage. Le sous-officier l’escorta jusqu’au sas du service du commandement central.

— Les mesures de sécurité ont été terriblement renforcées depuis les attentats. Maintenant, il faut des codes et des cartes pour tout. Aujourd’hui, c’est un peu particulier, le boss n’est pas là et les services sont à moitié vides. Nous sommes réquisitionnés en bas.

L’homme sonna au poste de contrôle. Une voix métallique lui répondit.

— J’accompagne Martha Robinson, une ancienne du service qui vient rendre visite à Mrs Montgomery.

Le sas se déverrouilla.

— Je vous laisse ici, fit le gradé. Nous nous reverrons tout à l’heure, lorsque vous redescendrez.

Martha le remercia d’un sourire. En pénétrant dans le secteur de commandement, elle se crispa. Elle avait l’impression de s’engager dans un piège, une nasse dont elle ne ressortirait jamais si elle échouait.

Elle ne reconnaissait rien des lieux où elle avait autrefois travaillé. Le verre et l’acier avaient remplacé la moquette murale bordeaux — question d’époque. Le service était désert. Alors qu’elle allait s’engager dans le couloir principal, Susan Montgomery apparut devant elle.

— Mrs Robinson ! Alors ça, c’est une bonne surprise !

— J’étais au repas et j’ai eu envie de vous saluer, et puis de venir respirer l’air du bureau.

Les deux femmes s’embrassèrent.

— Le général n’est pas là aujourd’hui, c’est dommage. Je suis certain qu’il aurait été heureux de vous revoir.

— Ce sera pour une autre fois…

Martha et sa guide remontèrent vers le bureau de Susan. Le fait que tout ait été réagencé empêchait les souvenirs de remonter à sa mémoire. Martha passa devant la porte du bureau du général. Susan invita son aînée à s’asseoir dans le sien. Il était assez éloigné de celui de Morton.

— Je crois qu’à votre époque, les bureaux étaient plus grands. Aujourd’hui, ils rognent sur tout… Les budgets et la surface de nos cagibis !

Martha participait tant bien que mal à la conversation mais son esprit était accaparé par ce qu’elle avait à accomplir. Chez elle, Peter l’attendait. Elle devait absolument lui rapporter le dossier sur le centre.

Lorsque le téléphone de Susan sonna, Martha saisit l’occasion pour prendre congé rapidement et s’éclipser sans être raccompagnée. Elle sortit dans le couloir, tourna deux fois à gauche. Elle n’était plus qu’à quelques mètres de la porte du général. Elle ne devait surtout pas hésiter. Elle s’assura que le couloir était désert, sortit de son sac la carte magnétique de Morton que lui avait remise Peter et d’une main tremblante, l’introduisit dans le lecteur sur le côté de la porte. L’ouverture se déclencha aussitôt. Martha poussa le battant et referma derrière elle. Elle soupira. Son cœur battait la chamade.

En plus de trente ans de service, elle n’avait jamais rien fait d’illégal. Il lui avait fallu attendre d’être à la retraite pour venir fouiller le bureau de son ex-supérieur. Elle n’était pas mécontente de lui jouer ce sale tour.

La pièce était spacieuse, habillée de bois sombre. Tout y dégageait un parfum de luxe cossu et de pouvoir. Le large bureau se dressait face à elle, encadré par de grandes bibliothèques remplies de livres anciens qui couvraient trois murs entiers. Martha contourna le bureau et étudia les photos exposées entre les ouvrages sur l’art de la guerre ou l’histoire du monde. « Il n’a pas rajeuni », songea-t-elle en reconnaissant Morton sur un cliché avec le dernier président des États-Unis.

Martha se détourna des photos et s’intéressa au bureau. Au pied de la lampe, elle reconnut le très beau coupe-papier, une antiquité française napoléonienne que le service avait offerte au général pour ses trente ans de service. Elle se souvint qu’à l’époque, c’est Frank qui avait donné le plus… Martha n’avait pas le temps de traîner, elle devait en finir au plus vite.

Dans l’angle de la pièce, entre deux fauteuils Chesterfield, se trouvait le bar. Elle avait toujours vu ce meuble mais ne s’était jamais doutée de rien. Il est vrai que le général était spécialiste des cachotteries, Martha était bien placée pour le savoir. Elle passa la main derrière le rebord supérieur. Son doigt accrocha un ergot métallique qu’elle actionna. Le meuble pivota et laissa apparaître la porte noire d’un coffre-fort.