Malheureusement, Luet n’était pas la seule à s’en être rendu compte. « Faites-la taire ! » s’exclama Sevet. Sa voix était rauque, car elle ne s’était pas encore remise de la blessure que Kokor lui avait infligée ; mais elle pouvait se faire entendre et son élocution difficile attira d’autant plus l’attention. « Ne laissez pas Hushidh parler. C’est une déchiffreuse et par ses paroles, elle est capable de semer la zizanie parmi nous. Je l’ai vue à l’œuvre avec les hommes de Rashgallivak et elle recommencera ici si on ne l’en empêche pas.
— Sevet a raison, dit Elemak. Plus un mot, Hushidh, ou je tue Nafai. »
Hushidh faillit ouvrir la bouche, Luet le vit ; mais quelque chose – peut-être Surâme – l’en empêcha. Elle fit demi-tour et regagna sa place à l’autre bout du cercle, auprès de Rasa et de Shedemei. Luet venait de voir son dernier espoir s’évanouir. Surâme pouvait rendre des êtres faibles passagèrement stupides ou peureux, mais la puissance lui manquait pour arrêter un homme résolu à tuer, ou pour attendrir soudain des bandits qui tomberaient sur Nafai. En tout cas, elle était incapable d’empêcher les animaux du désert de flairer sa présence et de le dévorer. Hushidh avait joué la dernière carte, et elle avait échoué.
Mais, non, je refuse de désespérer ! se rebella Luet. Si nous l’abandonnons ici, j’arriverai peut-être à fausser compagnie à la caravane pour revenir le détacher. À moins que je ne tue Elemak pendant son sommeil et…
Non, non. Elle était incapable de tuer et elle le savait. Même si Surâme l’ordonnait, comme elle avait ordonné à Nafai d’assassiner Gaballufix. Même dans ces conditions, elle ne pourrait pas. Pas plus qu’elle ne parviendrait à s’éclipser et à secourir Nafai à temps. Tout était fini. Il n’y avait plus d’espoir.
« Ça y est, il est attaché, dit Mebbekew.
— Laisse-moi vérifier le nœud, répondit Elemak.
— Tu crois que je ne sais pas nouer une corde ?
— L’ordinateur qu’ils adorent a le pouvoir, paraît-il, de rendre les gens plus abrutis que d’ordinaire. Ce n’est pas vrai. Nafai ? »
Nafai resta muet. Luet l’en admira, sans cesser de s’inquiéter. Car le pouvoir de Surâme, elle le savait, était très grand sur la longue durée, mais très faible ponctuellement.
Elemak se tenait maintenant juste derrière Nafai, le pulsant pointé sur son dos. « Agenouille-toi, petit frère. »
Nafai ne bougea pas, mais, comme mû par un réflexe, Meb commença d’obéir.
« Pas toi, crétin ! Nyef.
— Le condamné, dit Nafai.
— Oui, toi, petit frère. Allons, à genoux !
— Si tu comptes te servir du pulsant, je préfère mourir debout.
— Ne te mets pas à jouer les vedettes. Je veux t’attacher les mains aux chevilles, c’est tout ; alors agenouille-toi. »
Avec une prudente lenteur, Nafai mit un genou en terre, puis l’autre.
« Assieds-toi sur les talons. Ou à côté. C’est ça. Maintenant, Meb, passe les deux bouts du cordon entre ses chevilles, remonte-les par-dessus ses jambes et noue-les ensemble – par-devant ses poignets – oui, comme ça, pour qu’il ne les atteigne pas avec les doigts. Très bien. Tu sens quelque chose dans les mains, Nafai ?
— Rien que les battements de mon sang qui essaie de franchir les cordes à mes poignets.
— Les cordons, pas les cordes, Nafai, mais ça vaut de l’acier.
— Ce n’est pas mon sang que tu coupes, Elemak, mais le tien. Car ton sang restera inconnu sur Terre, tandis que le mien vivra pendant mille générations.
— Assez !
— Je dirai ce que je veux désormais, puisque tu as résolu de me tuer ; quelle différence, si je dis la vérité ? Dois-je craindre que tu me frappes ou me craches dessus, alors que je regarde la mort en face ?
— Si tu cherches à me pousser à te tirer dessus, ça ne marchera pas. J’ai fait une promesse à dame Rasa et je m’y tiendrai. »
Mais Luet se rendait compte que les paroles de Nafai commençaient à porter. La tension montait au sein du groupe et il était clair aux yeux de tous que la confrontation entre les deux frères restait à venir, quand bien même l’aîné croyait avoir gagné.
« Nous allons repartir avec les chameaux, dit Elemak. Et si quelqu’un essaye de faire demi-tour pour sauver ce rebelle, il partagera son sort. »
Si Luet n’avait pas été convaincue que Nafai et Surâme avaient un plan, elle aurait insisté pour mourir aux côtés de son époux. Mais elle le connaissait assez, malgré le peu de jours passés avec lui, pour savoir qu’il n’éprouvait aucune crainte. Et il avait beau être brave, elle, du moins, aurait senti son effroi s’il s’était vraiment cru sur le point de mourir. Elle prit soudain conscience que la mère de Nafai devait raisonner de même : elle non plus ne protestait pas. Ensemble, donc, elles attendirent la suite des événements.
Elemak et Mebbekew commencèrent à s’éloigner de Nafai. Tout à coup, Mebbekew revint en arrière, posa le pied sur l’épaule de Nafai et le poussa de côté, dans le sable. Les mains attachées aux chevilles, son frère ne put amortir sa chute. Mais Luet put alors distinguer ses mains ; elle vit clairement qu’au lieu d’un nœud serré, c’étaient des boucles lâches qui les retenaient.
Là résidait donc l’astuce : Surâme faisait son possible pour montrer à Elemak et Mebbekew des cordes ajustées là où il n’y avait que des torons distendus. Elle n’aurait normalement pas eu le pouvoir de les abrutir – en tout cas pas assez pour rendre Elemak à ce point inattentif. Mais Hushidh et Nafai, par leurs discours exaspérants, avaient si bien réussi à le mettre en colère que Surâme avait disposé de plus de latitude pour l’embrouiller. Certains du groupe, il est vrai, pouvaient sans doute observer la mauvaise facture des nœuds, mais par bonheur, les mieux placés étaient aussi les moins susceptibles de le faire remarquer : il s’agissait de dame Rasa, d’Hushidh et de Shedemei. Quant aux autres, grâce à Surâme, ils ne voyaient probablement que ce qu’ils s’attendaient à voir, ce qu’Elemak et Mebbekew les avaient induits à voir.
« Oui, dit dame Rasa. Retournons aux chameaux. » Et elle se dirigea d’un pas majestueux vers les animaux. Luet et Hushidh la suivirent. Les autres se mirent aussi en mouvement.
Tous sauf Eiadh. Elle restait immobile, les yeux fixés sur Nafai. Le reste du groupe, à côté des chameaux couchés, ne put s’empêcher de se retourner : Elemak s’approchait d’elle et posait la main sur son dos. « Je sais que ton tendre cœur souffre, Edhya, dit-il. Mais un chef doit parfois agir avec dureté pour le bien de tous. »
Elle ne leva même pas les yeux vers lui. « Je n’aurais jamais cru qu’un homme puisse affronter la mort avec un calme aussi total. »
Génial ! s’exclama intérieurement Luet en s’adressant à Surâme. Tu rends Eiadh encore plus amoureuse de Nafai ? Voilà qui va nous aider : comme ça, on est sûrs de ne plus jamais avoir la paix, même si Nafai s’en sort vivant !
Fais-moi un peu confiance, veux-tu ? Je ne peux pas tout faire en même temps. Que préfères-tu ? Une Eiadh qui perd tout intérêt pour ton époux, ou un mari bien vivant et une caravane qui reprend la route du camp de Volemak ?
Je te fais confiance. J’aimerais seulement que tu ne joues pas aussi serré.
« Écoute-moi ! cria soudain Nafai.
— Tu ne gagneras plus rien à me supplier, dit Elemak. À moins que tu ne veuilles faire un dernier discours subversif ?