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— Tant mieux, répondit Luet. Parce que j’ai l’impression que je vais pleurer comme une idiote, de toute façon ; alors, autant que ça fasse du bien ! »

Elle sanglotait encore quand Nafai vint l’aider à monter sur son chameau. « Tu es la dernière, dit-il.

— Je crois que j’avais besoin de te sentir me toucher encore une fois, avoua-t-elle. Pour m’assurer que tu étais vivant.

— Je respire toujours. Tu comptes pleurer comme ça longtemps ? Parce que toute cette humidité sur tes joues, ça va attirer les mouches.

— Que sont devenus les bandits ? demanda-t-elle en essuyant ses larmes d’un revers de manche.

— Surâme s’est arrangé pour les endormir avant de s’occuper sérieusement de notre groupe. Ils vont se réveiller dans quelques heures. Pourquoi pensais-tu à eux ?

— Oh, j’imaginais simplement la tête que nous aurions faite s’ils nous étaient tombés dessus pour nous hacher menu pendant que nous nous chamaillions pour savoir s’il fallait te tuer ou non !

— Oui, dit Nafai. Je vois ce que tu veux dire : affronter la mort, la belle affaire ! Mais mourir en se sentant stupide, ce serait intolérable ! »

Elle éclata de rire, lui prit la main et la serra longuement, très longuement.

« On nous attend, déclara enfin Nafai. Et n’oublions pas que les bandits vont finir par se réveiller. »

Luet le laissa partir ; dès qu’il s’éloigna vers son chameau, celui de la jeune fille se hissa sur ses pattes avec force embardées et le sol s’éloigna d’elle. Elle avait l’impression de se trouver au sommet d’une tour qu’un tremblement de terre faisait osciller, et d’habitude, elle n’aimait pas cela. Mais aujourd’hui, elle se sentait aussi à l’aise que sur un trône. Car sur le chameau devant elle, c’était Nafai, son époux, qui était assis. Et même si ce n’était pas elle qui l’avait sauvé, quelle importance ? Il était vivant et il l’aimait toujours ; elle n’en demandait pas plus.

3

La chasse

Ils parvinrent au camp de Volemak dans la soirée. Ils avaient voyagé plus longtemps que de coutume ce jour-là, car ils étaient proches du but ; mais, comme Volemak ignorait qu’ils arrivaient, il restait toutes les tâches du soir à accomplir et des tentes en plus à monter ; Zdorab avait déjà fait la vaisselle du dîner qu’il avait préparé pour Volemak, Issib et lui-même. Tout alla moins vite qu’à l’ordinaire : les membres de l’expédition se sentaient en sécurité et il leur semblait injuste, maintenant qu’ils étaient au camp, de trimer autant que pendant le voyage.

Hushidh s’éloignait le moins possible de Luet et de Nafai. Elle apercevait de temps en temps Issib qui flottait avec son fauteuil. Son aspect n’avait rien pour la surprendre – elle le connaissait depuis des années : c’était le fils aîné de dame Rasa et il avait fait ses études chez sa mère en même temps qu’elle ; elle l’avait toujours considéré comme l’infirme de la maison, sans jamais lui accorder grande attention. Mais à Basilica, quand elle avait compris qu’elle partirait au désert avec Nafai et Luet, il lui était clairement apparu – car elle voyait les liens entre les gens – que dans l’appariement entre les hommes et les femmes de l’expédition, elle allait se retrouver avec Issib. Surâme voulait pérenniser leurs gènes, et pour le meilleur ou pour le pire, c’est ensemble qu’ils accompliraient cette tâche.

Elle avait eu du mal à l’accepter, surtout la nuit des noces : Luet et Nafai, Elemak et Eiadh, Mebbekew et Dol, tous unis par dame Rasa, s’en étaient allés rejoindre leurs couches nuptiales ; alors Hushidh avait été submergée par la colère, l’horreur et la déception qui bouillaient au fond de son cœur parce qu’on lui interdisait l’amour dont jouissait sa sœur Luet.

En réponse, Surâme – du moins le crut-elle au début – lui avait envoyé un rêve cette nuit-là. Elle s’y voyait liée à Issib ; il volait et elle volait avec lui ; elle avait alors compris que son corps d’infirme ne reflétait pas sa vraie nature et qu’en l’épousant, elle ne serait pas broyée, mais au contraire élevée. Et elle s’était vue porter ses enfants, puis les regarder jouer, debout en sa compagnie à l’entrée d’une tente dans le désert, et dans cette projection de l’avenir, elle aimait Issib, elle lui était liée par des fils d’or et d’argent qui les rattachaient aux générations passées et les emmenaient dans l’avenir, d’année en année, d’enfant en enfant, de génération en génération. Le rêve comportait d’autres scènes, certaines terrifiantes, mais tous ces jours derniers, elle s’était accrochée au réconfort que celle-ci lui apportait. Aux côtés du général Mouj, contrainte d’épouser le vainqueur de Basilica, elle avait pensé à ce rêve et acquis la conviction que cette union n’aurait pas lieu ; de fait, Surâme avait fait apparaître la mère d’Hushidh et de Luet, la femme nommée Soif qui les avait désignées comme ses filles – et Mouj comme leur père. Annulation de la cérémonie de mariage, donc, et quelques heures plus tard, ils étaient dans le désert, en route pour le camp de Volemak.

Mais depuis lors, elle avait eu le temps de réfléchir – et de se rappeler ses craintes. Naturellement, elle tentait d’y échapper et cherchait à se raccrocher à son rêve rassurant ou aux paroles apaisantes de Nafai qui lui avait décrit Issib comme un jeune homme intelligent, spirituel et de bonne compagnie, ce dont, évidemment, elle n’avait pas eu l’occasion de s’apercevoir à l’école.

Pourtant, en dépit du rêve, en dépit de Nafai, les sentiments d’autrefois, ceux qui gisaient en elle depuis tant d’années, demeuraient. Tout au long de son cheminement dans le désert, elle s’était sans cesse représenté la façon presque macabre dont les bras et les jambes d’Issib se mouvaient lorsqu’il était dans la cité, où il pouvait cacher des flotteurs sous ses vêtements ; on avait toujours l’impression qu’il rebondissait comme un fantôme cabrioleur, ou comme – de quelle façon Kokor l’avait-elle décrit, déjà ? – comme un lapin sous l’eau ! Ce qu’elles avaient ri, ce jour-là ! Et voilà qu’aujourd’hui elle avait la sensation de l’avoir trahi, alors que l’auteur de la plaisanterie était la propre sœur d’Issib. Hushidh ne pouvait pas se douter à l’époque que l’infirme, le fantôme, le lapin subaquatique deviendrait un jour son époux. La peur de l’enfance, le sentiment d’étrangeté demeuraient sous-jacents malgré tous ses efforts pour se rassurer.

Jusqu’à ce moment du moins, où en voyant Issib, elle s’aperçut que ce n’était pas de lui qu’elle avait peur. Le rêve lui avait donné trop d’espoir. Non, crainte plus ancienne et plus noire encore, elle redoutait ce qu’il penserait d’elle. Issib savait-il déjà qui tante Rasa et Surâme lui avaient réservée ? Était-il déjà en train de la regarder, de la jauger, tandis qu’elle montait les tentes ? Dans ce cas, nul doute qu’il serait amèrement déçu. Elle imaginait d’ici ses réflexions : « Naturellement, c’est à l’infirme qu’on refile le laideron, la grande perche, la mocheté qui n’a jamais fait se retourner un homme sur son passage ! La bonne élève incapable de faire rire les autres, sauf parfois Luet, sa petite sœur (ah, voilà une fille brillante ! Mais elle est à Nafai). » Il doit se dire : « Mieux vaut que j’en prenne mon parti ; en tant qu’infirme, je n’ai pas le choix », tout comme je me dis : « Il va bien falloir que je m’arrange de l’infirme, parce que personne d’autre ne voudra de moi. »

Combien de mariages ont-ils été fondés sur de tels sentiments ? Y en a-t-il qui se sont bien terminés ?

Elle recula autant qu’elle le put le moment de la rencontre en faisant traîner le dîner – bien supérieur à ceux qu’elle avait connus durant le voyage. Zdorab et Volemak avaient découvert dans la vallée des légumes et des raves sauvages qu’ils avaient ajoutés à un ragoût, ce qui changeait agréablement des raisins secs et de la viande boucanée, et le pain frais était bien levé, nette amélioration par rapport aux biscuits secs et durs du voyage. D’ailleurs, l’ordinaire allait encore progresser, car Volemak avait planté un potager qui donnerait dans quelques semaines melons, pastèques, carottes, oignons et radis.