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Elle se tut et souffrit, car elle se rappelait que c’était Issib qui avait demandé : « Et si nous ne sommes jamais prêts ? » Quel tourment d’entendre cela de la bouche de son futur époux ! Tourment, parce que cela signifiait qu’il pensait ne jamais pouvoir l’aimer.

Une pensée jaillit soudain dans son esprit : et s’il n’avait pas dit cela pour cette raison, mais parce qu’il était persuadé que je n’accepterais jamais de l’épouser, lui ? À y réfléchir, elle ne pouvait plus en douter : Issib était trop bienveillant pour tenir des propos qui risquaient de blesser autrui. Les écluses de sa mémoire s’ouvrirent soudain, et elle revit tous les souvenirs qu’elle avait d’Issib. Peu disert, il supportait son infirmité sans se plaindre. Il avait un grand courage, à sa façon, et un esprit vif ; lors des cours qu’ils avaient suivis ensemble, il s’était toujours montré brillant et ses idées originales indiquaient qu’il avait toujours une ou deux longueurs d’avance sur le sujet traité.

Il est peut-être physiquement limité, songeait-elle, mais son esprit vaut bien le mien. Et si je ne suis pas une beauté, je ne me tourmente sûrement pas autant que lui à propos de mon corps. Nafai m’a assuré qu’il est capable d’engendrer, mais ça ne veut pas dire qu’il sache faire l’amour – en réalité, il doit craindre par-dessus tout que je le trouve répugnant ; en tout cas, il doit se désespérer en imaginant le peu de plaisir qu’il pense pouvoir me donner. Finalement, ce n’est pas moi qui ai besoin d’être rassurée, c’est lui, et je ne ferai que tout détruire si j’aborde notre relation avec l’idée qu’il doit tranquilliser mon cœur apeuré. Non, il faut le persuader que je l’accepte, si nous voulons bâtir une amitié et un mariage solides.

Cette intuition emplit Hushidh d’un tel soulagement qu’elle faillit en pleurer de joie. C’est à cet instant seulement qu’elle s’en aperçut : les idées qui lui venaient si brusquement, avec une telle clarté, pouvaient bien ne pas être les siennes. Et elle observa qu’en effet, elle avait imaginé le corps d’Issib comme il lui apparaissait, à lui ; mais ce n’était pas de l’imagination, n’est-ce pas ? Surâme lui avait montré les pensées et les craintes qui rôdaient dans l’esprit d’Issib.

Comme tant d’autres fois, Hushidh regretta de ne pas jouir d’une communication aussi aisée avec Surâme que Luet et Nafai. Surâme parvenait à l’occasion à instiller dans son esprit comme dans le leur des pensées sous forme de mots, mais le dialogue était toujours précaire et elle avait du mal à distinguer ses propres pensées de celles de Surâme. Mieux valait qu’elle se débrouille avec son don de déchiffreuse et, parfois, avec ces illuminations qu’elle prenait au début pour ses propres idées et qui, trop claires, s’avéraient par la suite des visions envoyées par Surâme.

Elle avait en tout cas une certitude : ce qu’elle avait vu n’était pas le fruit de son imagination, mais la vérité ; Surâme lui avait montré ce qu’elle avait besoin de voir si elle voulait dépasser sa peur.

Merci, transmit-elle aussi clairement que possible, bien qu’elle n’eût aucun moyen de vérifier que Surâme l’entendait, ni même si elle était à l’écoute à ce moment précis. Il me fallait me mettre à la place d’Issib, au moins un instant.

Une nouvelle pensée lui vint : Est-il lui aussi en train de me voir par mes yeux ? C’était troublant d’imaginer Issib contemplant son corps tel qu’elle le voyait, y compris ses craintes et ses insatisfactions.

Non, il faut être juste. S’il doit avoir confiance en lui et faire un bon époux, il faut qu’il sache que je suis aussi inquiète que lui. Alors, vas-y, si tu ne l’as pas déjà fait, montre-lui qui je suis, je t’en prie, aide-le à comprendre que si je ne suis pas une beauté, je suis quand même une femme, que j’ai envie d’aimer, d’être aimée, de fonder une famille avec un homme aussi étroitement lié à mon cœur et moi au sien que sont entretissées les âmes de Rasa et de Volemak. Montre-lui qui je suis, afin qu’il me plaigne plutôt que de me redouter. Alors, nous pourrons changer la pitié en compassion, puis en compréhension, en affection, en amour, et enfin l’amour en vie, la vie de nos enfants, la vie du nouvel être que nous deviendrons ensemble.

À sa grande surprise, Hushidh se sentait maintenant somnolente, elle qui avait craint de passer une nuit blanche. Et d’après sa respiration lente et lourde, Shedemei devait déjà dormir.

J’espère qu’à elle aussi, tu as montré ce qu’il fallait, Surâme. Mais je me demande comment les hommes et les femmes font pour s’aimer quand tu n’es pas là pour leur exposer ce que l’autre a dans son cœur.

Rasa s’éveilla agacée, et il lui fallut un moment pour comprendre pourquoi. Elle crut tout d’abord avoir trouvé : la veille, quand Volemak l’avait rejointe au lit, il ne l’avait gratifiée que d’une étreinte affectueuse, comme si leur long jeûne ne méritait pas d’être rompu par un festin amoureux. Il n’était pourtant pas aveugle ; sentant sa colère, il avait expliqué : « Vous êtes plus lasse que vous ne le croyez, après un tel voyage. Le plaisir serait maigre pour nous deux. » Son flegme avait mis Rasa dans une fureur noire, et, s’échappant de ses bras, elle s’était ramassée en chien de fusil pour dormir à l’écart ; mais ce matin, sa rancune de la veille lui paraissait la meilleure preuve qu’il avait eu raison. Tel un enfant énervé, elle avait été trop fatiguée pour autre chose que dormir.

Aucune lumière ou presque ne pénétrait dans la tente. Il était peut-être midi, voire plus ; d’après la raideur de son corps et l’absence de vent, la matinée était sans doute bien entamée. Pourtant, qu’il était bon de rester au lit ! Pas de réveil à la hâte, pas de petit-déjeuner frugal à la pauvre lumière d’avant l’aube, pas de tentes à démonter ni de bêtes à charger, pas de départ au lever du soleil ! Le voyage était fini ; elle était chez elle, auprès de son époux.

En se faisant cette réflexion, elle comprit pourquoi elle s’était éveillée si en colère. Chez elle, ce n’était pas dans une tente, même une tente à double paroi qui demeurait fraîche toute la journée. Et ce n’était pas à elle de rentrer à la maison auprès de lui, mais à son époux de revenir auprès d’elle. Ç’avait toujours été ainsi. La maison avait toujours été sienne, elle l’apprêtait pour lui, elle lui en faisait don, ombre pour l’été, abri contre l’orage, refuge loin du tumulte de la cité. Mais aujourd’hui, c’était lui qui avait préparé ce camp, et plus elle le découvrait confortable, plus elle s’en exaspérait, car ici elle ignorait comment apprêter quoi que ce soit. Elle était désemparée, elle redevenait une enfant, une élève, et son époux serait son professeur et son gardien.

Nulle autre qu’elle-même n’avait jamais dirigé sa vie depuis qu’elle s’était installée très jeune dans sa demeure, en se servant de l’argent hérité de sa mère pour acheter la maison rendue célèbre par son arrière-grand-mère comme conservatoire de musique ; l’ayant transformée en école, Rasa en avait encore accru la renommée, et depuis cette création s’était élevée au premier rang de la cité des Femmes, entourée d’élèves, d’admiratrices et de concurrentes jalouses – et voici qu’elle se retrouvait au désert, où elle ignorait comment préparer un repas et dans quelles conditions on se soulageait dans un camp semi-permanent comme celui-ci. Ce serait sans doute Elemak qui lui enseignerait tout cela, de son ton si dégagé qui donnait le sentiment qu’il expliquait ce qu’on savait déjà – témoignage d’amabilité si l’on n’avait pas senti chez lui une arrière-pensée : en fait, on ignorait tout, il le savait parfaitement, et on avait besoin de lui même pour apprendre à faire pipi correctement.