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De nouveau en proie à la colère sans personne sur qui la faire retomber que la pauvre Dol si inconsistante, Rasa quitta la tente-cuisine en mâchonnant son pain et son fromage. Elle promena son regard sur le camp. La veille, quand ils avaient descendu la pente raide qui menait dans le canyon, il n’y avait que quatre tentes. Elle en comptait dix aujourd’hui. Elle reconnut les tentes de voyage et se sentit vaguement coupable : Volya et elle bénéficiaient d’un logement spacieux – une grande tente à double paroi – tandis que les autres vivaient dans des quartiers étriqués. Mais elle s’aperçut alors que les tentes avaient été disposées en deux cercles concentriques dont le centre n’était pas celle dont elle jouissait avec Volemak, ni celle de la cuisine. La tente qui se dressait là était la plus petite des quatre d’origine, et après un instant de réflexion, Rasa comprit qu’il s’agissait de celle qui abritait l’Index.

Elle avait supposé que Volemak garderait l’Index dans sa propre tente, mais c’était irréaliste, évidemment : Zdorab et Issib devaient s’en servir tout le temps et on ne pouvait leur demander d’organiser leur emploi du temps en fonction de contre-temps, comme par exemple une vieille femme que son époux laisse faire la grasse matinée.

Rasa s’arrêta devant l’ouverture de la petite tente et tapa deux fois dans ses mains.

« Entrez ! »

À la voix, elle reconnut aussitôt Issya. Une culpabilité soudaine l’envahit, car la veille au soir, elle avait à peine adressé la parole au garçon – à l’homme – qui était son fils aîné ; et encore, seulement quand Volya et elle avaient parlé aux quatre célibataires ensemble. Et voilà que maintenant encore, alors qu’elle le savait dans la tente, elle avait envie de faire demi-tour et de revenir plus tard.

Pourquoi voulait-elle l’éviter ? Son handicap physique n’était pas en cause – elle y était habituée, maintenant ; elle avait aidé Issib durant toute son enfance, elle lui avait acheté son fauteuil et ses flotteurs afin qu’il se déplace facilement et mène une vie presque normale – au moins indépendante. Elle connaissait son corps presque plus intimement qu’il ne le connaissait lui-même, car jusque tard dans sa puberté elle l’avait lavé de la tête aux pieds, lui avait massé, manipulé les membres pour leur garder leur souplesse avant qu’il apprenne, lentement, péniblement, à les mouvoir lui-même. Et pendant ces innombrables séances, ils avaient parlé ensemble… Bien davantage qu’aucun de ses enfants, Issib était son ami. Et pourtant, elle n’avait pas envie de se trouver face à lui.

Alors, naturellement, elle ouvrit le rabat, entra dans la tente et se trouva devant lui.

Il était assis dans son fauteuil, qui était branché sur le panneau solaire au faîte de la tente pour ne pas décharger sa batterie. Le fauteuil tenait l’Index devant Issib, posé contre sa main gauche. Rasa n’avait jamais vu l’Index mais elle sut aussitôt de quoi il s’agissait, ne serait-ce que parce qu’elle ne connaissait pas cet objet.

« Est-ce que ça te parle ? demanda-t-elle.

— Bonjour, Mère, dit Issib. Avez-vous passé une matinée reposante ?

— Ou bien y a-t-il un écran intégré, comme sur un ordinateur classique ? » Qu’il la taquine sur l’heure tardive de son réveil ; libre à lui ; elle ne se prêterait pas à son jeu.

« Certains d’entre nous n’ont pas dormi, reprit Issib. Certains n’ont pas fermé l’œil parce qu’ils se demandaient pourquoi on nous avait flanqué nos futures épouses dans les pattes avec des présentations des plus brèves.

— Oh, Issya, tu sais bien que tout cela découle de la situation et que ce n’est la faute de personne. Tu es en colère ? Eh bien, moi aussi. Alors, voici ce que je te propose : je ne m’en prends pas à toi, et toi, tu ne t’en prends pas à moi.

— À qui m’en prendre, dans ce cas ? demanda Issib avec un sourire triste.

— À Surâme. Ordonne à ton fauteuil de jeter l’Index. »

Issib secoua la tête. « Surâme se contenterait d’annuler mon ordre. Par ailleurs, l’Index n’est pas Surâme ; c’est simplement l’instrument le plus puissant qui soit en notre possession pour accéder à sa mémoire.

— Quelle est l’étendue de la mémoire de cet objet ? »

Issib la dévisagea un instant. « Vous savez, je n’aurais jamais cru vous entendre dire un jour “cet objet” en parlant de Surâme. »

Rasa s’en étonna aussi, mais en comprit tout de suite la raison. « Ce n’est pas à Surâme que je pensais, mais à l’Index.

— Il se rappelle tout.

— Tout, jusqu’à quel point ? Jusqu’aux mouvements de chaque atome de l’univers ? »

Issib adressa un grand sourire à sa mère. « On en a l’impression, parfois. Non, je voulais dire : toute l’histoire humaine sur Harmonie.

— Quarante millions d’années. Peut-être deux millions de générations humaines. Une population mondiale d’à peu près un milliard de personnes en continu. Deux mille billions de vies, chacune parsemée de milliers d’événements importants.

— Exact, dit Issib. Vous pouvez ajouter à ces biographies l’histoire de toutes les communautés humaines, en commençant par les familles et en y incluant les plus grandes, comme les nations et les groupes linguistiques, et les plus petites, comme les amis d’enfance et les aventures amoureuses de rencontre. Ajoutez-y aussi chacun des mots que les hommes ont écrits, les cartes de toutes les cités que nous avons bâties et les plans de tous les édifices que nous avons construits…

— Allons, la place serait insuffisante pour contenir toutes ces informations, s’insurgea Rasa, même si on utilisait tout l’espace de la planète pour les stocker ! Nous serions immergés dans les données de Surâme jusqu’au cou !

— Pas tout à fait, répondit Issib. Les données de Surâme ne sont pas stockées dans des mémoires volumineuses et de mauvaise qualité comme celles de nos ordinateurs. D’abord, nos machines sont binaires : chaque emplacement de mémoire ne peut contenir que deux significations possibles.

— Allumé ou éteint. Oui ou non.

— La lecture se fait électriquement ; et on ne peut emmagasiner que quelques billions d’octets dans chaque ordinateur avant qu’il ne devienne si volumineux qu’on ne peut plus le déplacer. Et la place qu’on perd rien que pour représenter de simples chiffres ! Par exemple, en deux octets, on ne peut coder que quatre chiffres.

— A-1, B-1, A-2 et B-2. N’oublie pas que j’ai enseigné la théorie informatique de base dans ma petite école.

— Mais imaginez maintenant qu’au lieu de ne pouvoir exprimer que deux états par emplacement, allumé ou éteint, vous puissiez en représenter cinq. Alors, avec deux octets…

— On obtient vingt-cinq valeurs possibles, interrompit Rasa. A-1, B-1, C-1, D-1, E-1, et ainsi de suite jusqu’à E-5.

— Supposons à présent que chaque emplacement de mémoire puisse exprimer des milliers d’états possibles.

— Cela augmente sérieusement l’efficacité de la mémoire pour contenir du sens.

— Pas vraiment, répondit Issib. Pas encore, en tout cas. L’augmentation n’est que géométrique, pas exponentielle. Et elle serait vicieusement limitée, car chaque emplacement ne pourrait transmettre qu’un seul état à la fois. Même s’il pouvait contenir un milliard de messages différents, il ne pourrait en restituer qu’un seul à la fois.