— Mais s’ils étaient accouplés, le problème disparaîtrait, puisqu’entre eux, deux emplacements pourraient délivrer des millions de messages possibles.
— Mais toujours un seul à la fois.
— Ah ça, tu peux difficilement utiliser le même emplacement de mémoire pour stocker des informations contradictoires, disons G-9 en même temps que D-9.
— Ça dépend de la façon dont on stocke les informations. Pour Surâme, chaque emplacement de mémoire se définit comme le bord intérieur d’un cercle – un cercle tout petit, minuscule – et ce bord est fractalement complexe ; c’est-à-dire que des milliers d’états peuvent s’exprimer par des protubérances, comme les dents d’une clé mécanique ou celles d’un peigne. Chaque emplacement possède une saillie ou n’en possède pas.
— Mais alors, c’est la dent qui devient l’élément de mémoire, non plus le cercle, dit Rasa, et on retombe dans le système binaire.
— Oui, mais une dent peut saillir plus ou moins. La mémoire de Surâme sait faire la distinction entre des centaines de degrés de protubérance pour chaque emplacement le long de l’intérieur du cercle.
— Il s’agit toujours d’une progression géométrique.
— Mais à cela, il faut ajouter le fait que Surâme peut aussi détecter des dents qui se trouvent sur chaque protubérance, ce qui donne des centaines de valeurs différentes pour chacune des centaines de protubérances existantes. Et sur chaque dent, des centaines de picots, dont chacun possède des centaines de valeurs possibles. Et sur chaque picot, des centaines d’épines ; sur chaque épine, des centaines de crins ; sur chaque crin…
— D’accord, je vois le principe.
— De plus, les valeurs peuvent varier suivant le point du cercle à partir duquel on commence la lecture – au nord, à l’est, au sud-ouest, etc. Voyez-vous, Mère, à chaque emplacement mémoriel, Surâme peut stocker des billions de données différentes en même temps. Nous n’avons rien dans nos ordinateurs de comparable avec ce système.
— Et pourtant, cela ne donne pas une mémoire infinie.
— Non. Parce qu’on finit par atteindre un niveau de résolution minimum, où les protubérances sont si petites que Surâme ne peut plus détecter les saillies qui se trouvent dessus. Il y a environ vingt millions d’années de ça, il s’est rendu compte qu’il tombait à court de mémoire – ou du moins, qu’il allait tomber à court de mémoire dix millions d’années plus tard. Il a commencé par inventer une méthode de sténo pour enregistrer les événements. Il a utilisé un secteur de mémoire considérable pour stocker des tables complexes d’espèces de récits. Par exemple, l’enregistrement ZH-5 – SHCH pouvait signifier : “Se dispute avec ses parents sur le degré d’indépendance qu’ils autorisent et fugue de sa cité natale vers une autre cité.” Donc, à l’emplacement où la biographie d’une personne est stockée, au lieu d’expliquer chaque événement, l’inventaire biographique renvoie simplement aux immenses tables regroupant tous les événements possibles d’une vie humaine ; dans le cas de mon exemple, l’incident aura la valeur ZH-5 – SHCH, suivie du code de la cité où la personne se sera sauvée.
— Cela donne à l’existence un aspect stérile, je trouve, dit Rasa. Plat, veux-je dire. Nous ne faisons que répéter ce que d’autres ont déjà fait.
— Surâme m’a expliqué que chaque existence est constituée à quatre-vingt-dix-neuf pour cent d’événements déjà présents dans les tables de comportement, mais qu’il reste toujours un pour cent qu’il faut décrypter parce qu’il n’existe pas de code préalable pour l’intégrer. Aucune vie n’a jamais été la réplique exacte d’une autre, jusqu’ici.
— Il faut prendre cela pour une consolation, je suppose.
— Croyez plutôt que notre vie suit un cours inédit. “Appelé par Surâme à voyager dans le désert avant de retourner sur Terre” – je parie qu’il n’y a aucun code qui recouvre ça !
— Oh, mais maintenant que c’est arrivé à seize personnes, je parie que Surâme va créer un nouveau code ! »
Issib éclata de rire. « C’est sans doute déjà fait !
— Établir ces tables des activités humaines a dû quand même représenter une somme de travail colossale.
— C’est le temps qui manque le moins à Surâme, dit Issib. Malgré tout, l’entropie et les déperditions demeurent.
— Des emplacements mémoriels peuvent devenir illisibles, renchérit Rasa.
— Je ne suis pas au courant de ce phénomène. Tout ce que je sais, c’est que Surâme perd des satellites, ce qui rend notre surveillance difficile. Pour l’instant, il n’existe pas de point aveugle sur notre monde, mais chaque satellite doit capter beaucoup plus d’informations qu’il n’était prévu à l’origine. Il y a des goulots d’étranglement dans le système, des cas où un satellite se retrouve dans l’incapacité de transmettre assez vite toutes les données recueillies et passe à côté d’un incident parmi les humains qu’il observe. Bref, il se produit en ce moment même des événements qui ne sont pas stockés en mémoire. Surâme pallie ces pertes par des conjectures et comble ainsi les trous dans ses données, mais le processus ne peut aller qu’en s’aggravant. Il lui reste encore beaucoup de mémoire, mais il y aura bientôt des millions d’existences dont le seul souvenir sera une vague ébauche, des lignes générales. Et un jour, naturellement, quand un grand nombre de satellites seront tombés en panne, certaines vies ne seront plus enregistrées du tout.
— Et tous les satellites tomberont inéluctablement en panne.
— Exact. Mais pour en revenir à un problème plus immédiat, lorsqu’apparaîtront ces fameux points aveugles, certaines personnes ne seront plus du tout soumises à l’influence de Surâme. Elles se mettront alors à fabriquer des armes capables d’anéantir le monde.
— Pourquoi ne pas construire de nouveaux satellites, dans ce cas ?
— Qui les construirait ? Quelle société humaine possède la technologie nécessaire pour bâtir les vaisseaux qui les emporteraient dans l’espace ? Et je ne parle pas de fabriquer les satellites eux-mêmes.
— Pourtant, nous construisons bien des ordinateurs, non ?
— La technologie permettant de placer des satellites en orbite est la même que celle qui peut servir à lancer des missiles d’un bout à l’autre d’Harmonie. Comment Surâme pourrait-il nous enseigner à le réapprovisionner en satellites sans nous apprendre du même coup comment nous détruire mutuellement ? Sans compter que nous en profiterions sans doute pour découvrir comment reprogrammer Surâme et le contrôler nous-mêmes – ou bien, si nous n’y arrivons pas, comment fabriquer nos petits Surâme personnels qui se brancheraient sur la partie de notre cerveau avec laquelle Surâme communique ; nous aurions alors une arme capable de rendre l’ennemi fou de terreur ou complètement stupide.
— Je comprends.
— Voici donc l’impasse dans laquelle se trouve Surâme : il doit se réparer lui-même, sous peine de faillir à protéger l’humanité ; mais le seul moyen qu’il ait de se réparer, c’est de fournir aux humains les connaissances qu’il cherche justement à nous empêcher d’acquérir.
— C’est un cercle vicieux.
— Il a donc décidé de rentrer à la maison, auprès du Gardien de la Terre, pour savoir ce qu’il convient de faire.
— Et si le Gardien de la Terre n’en sait rien non plus ?
— Alors, nous sommes dans le pétrin jusqu’au cou, répondit Issib en souriant. Mais à mon avis, le Gardien sait. Je pense qu’il a un plan.
— Et pourquoi donc ?
— Parce que les gens n’arrêtent pas de faire des rêves qui ne proviennent pas de Surâme.