Parce que c’est précisément cela que Zdorab et Issib cherchent à contourner : le pouvoir qu’a Surâme de décider toute seule de ce qu’il faut révéler ou dissimuler. Je n’ai pas envie qu’elle juge à ma place – et pourtant, me voici en train d’envisager de traiter mon époux de la même façon que Surâme me traite. Néanmoins, Surâme sait effectivement mieux que moi si Volemak doit être informé de tout cela.
« J’ai vraiment horreur de ce genre de dilemme ! dit-elle enfin.
— Eh bien ?
— Eh bien, je prendrai ma décision plus tard.
— Ce qui est en soi une décision, remarqua Issib.
— Je le sais, ô mon génial fils aîné ! Mais elle n’est pas définitive pour autant.
— Vous n’avez pas fini votre pain.
— C’est parce qu’il y a du fromage de chamelle dedans.
— C’est immonde, ce truc, n’est-ce pas ? Et on n’imagine pas à quel point ça constipe.
— Je suis impatiente de voir ça !
— C’est d’ailleurs pour ça que personne n’en mange. »
Rasa jeta soudain un regard noir à son fils. « Alors pourquoi y en a-t-il tant dans la glacière ?
— Parce que nous le partageons avec les babouins. Ils prennent ça pour des bonbons. »
Rasa contempla son sandwich à demi dévoré. « J’ai mangé des friandises pour babouins ! » Tout à coup, elle éclata de rire. « Pas étonnant que Yobar soit entré dans la tente ! Il a dû croire que je lui préparais un festin !
— Attendez seulement de lui avoir donné un morceau de fromage ! Vous verrez : il va s’échiner à s’accoupler avec votre jambe !
— J’en ai la chair de poule rien que d’y penser !
— Maintenant, je ne l’ai jamais vu faire ça qu’avec Père et Zdorab. C’est peut-être un jop, auquel cas il ne vous regardera même pas. »
Rasa se mit à rire, mais la plaisanterie crue d’Issib sur l’homosexualité possible du babouin la fit réfléchir. Et si Surâme avait adjoint au groupe une personne incapable d’accomplir son devoir de procréation ? Et – autre pensée – si c’était Surâme qui lui avait instillé cette idée ? S’agissait-il d’un avertissement ?
Elle frissonna et posa la main sur l’Index. Dis-moi, pensa-t-elle, l’un ou l’autre d’entre nous est-il dans l’incapacité de remplir son rôle ? L’une des épouses restera-t-elle insatisfaite ?
Mais l’Index ne répondit pas.
L’après-midi touchait à sa fin et le seul qui eût abattu du gibier était Nafai, ce qui exaspérait Mebbekew au-delà du supportable. D’accord, Nafai était plus doué que lui pour escalader sans bruit les rochers ; et alors ? Il savait pointer un pulsant comme s’il était né avec ; mais tout ce que ça démontrait, c’est qu’Elemak aurait dû le descendre quand il en avait l’occasion, dans le désert.
Dans le désert ! Comme s’ils n’y étaient plus ! D’accord, ils occupaient un coin luxuriant à côté de certaines zones qu’ils avaient traversées. La verdure de la vallée où ils vivaient était un bain d’eau fraîche pour les yeux ; quelques minutes plus tôt, il avait aperçu les arbres du haut d’un promontoire : quel délice, quel soulagement après les gris mornes et les jaunes délavés des rochers et du sable, après le vert grisâtre des plantes de terrain sec ! Et Elemak qui persistait à les nommer chaque fois qu’il en rencontrait une, comme si ça pouvait intéresser quelqu’un, qu’il sache le nom de toutes les plantes du pays ! Peut-être qu’il a des cousins parmi les plantes du désert, va savoir ! Je ne serais pas étonné d’apprendre qu’un de ses lointains ancêtres s’est accouplé un jour avec un buisson tout gris et plein d’épines ! Si ça se trouve, j’ai pissé sur un cousin d’Elya, aujourd’hui. Ça ne serait pas mal, ça – pour montrer à tout le monde ce que je pense des amoureux du désert !
Je ne l’avais même pas vu, ce lièvre ! Comment aurais-je pu tirer dessus ? Bien sûr que Nafai l’a tué – il l’avait vu, lui ! Naturellement, Mebbekew avait tiré, pour faire comme tout le monde. Bon, tout le monde n’avait pas utilisé son pulsant ; seulement Vas, qui avait visé trop bas avec une arme réglée sur une ouverture trop diffuse, et Nafai, qui avait foré un petit trou fumant en plein dans la tête de l’animal. Il y avait eu Mebbekew, naturellement, qui n’avait rien visé du tout, si bien qu’Elemak avait déclaré : « Bon tir, Nafai. Vas, tu tires trop bas et trop large ; resserre ton rayon. Quant à toi, Mebbekew, tu voulais dessiner un lièvre sur le rocher, avec ton pulsant, c’est ça ? Je te signale qu’on n’est pas en classe de dessin. Essaye au moins de viser la même planète que celle du gibier ! »
Puis Elemak et Nafai étaient descendus chercher l’animal.
« Il se fait tard, avait dit Mebbekew. On ne pourrait pas rentrer, nous autres, sans attendre que vous ayez retrouvé le cadavre de Jeannot Lapin ? »
Elemak lui avait alors jeté un regard glacial. « Je pensais que tu aurais envie d’apprendre comment vider un lièvre et le nettoyer. Mais c’est vrai que ça ne te servira sûrement jamais ! »
Ah ça, c’est intelligent, Elemak ! Excellent pour donner confiance à tes pauvres élèves qui se décarcassent pour réussir ! Moi au moins, j’ai tiré ; ce n’est pas comme Obring, qui traite son pulsant comme si c’était le houÿ d’un autre homme ! Mais Meb tint sa langue, adressa un regard noir à Elemak et dit : « Je peux m’en aller, alors ?
— Tu retrouveras ton chemin ? demanda Elemak.
— Bien sûr !
— Oh, je n’en doute pas ! Vas-y, et emmène ceux qui veulent t’accompagner. »
Mais personne ne souhaitait le suivre. Elemak leur avait instillé à tous la crainte qu’il se perde. Eh bien, il ne s’était pas perdu ! Il avait pris le bon chemin, retrouvé sans mal leur route, et maintenant qu’il était monté au sommet de la colline pour s’en assurer, la vallée s’étendait là, exactement où il s’attendait à la voir. Je ne suis pas complètement incompétent, ô mon sage grand frère ! Ce n’est pas parce que je n’ai pas transpiré dans le désert une dizaine de fois comme toi, à transbahuter à dos de chameau des plantes de luxe d’une cité à l’autre, que je n’ai pas le sens de l’orientation.
Si seulement il se rappelait où et quand il avait déchiré sa tunique et fait craquer l’entrejambe de son pantalon… Il avait horreur d’être mal habillé, et ses vêtements étaient maintenant trempés de sueur et couverts de poussière. Il n’arriverait jamais à les ravoir.
Au bord du canyon, il regarda vers le fond, s’attendant à y voir les tentes. Mais elles n’étaient pas là.
L’espace d’un instant, il fut pris de panique. Ils sont partis sans moi ! pensa-t-il. Ils sont revenus avant moi, ils ont levé le camp et ils m’ont abandonné, tout ça parce que je n’ai pas vu ce fichu lièvre !
Puis il comprit qu’il se trouvait tout simplement en aval des tentes. En effet, elles se dressaient là, sur la gauche ; il avait dévié tout près de la mer. Si la mer de Récur avait eu des vagues comme celles qui se brisaient sur les rivages de la mer Géotrope, il aurait entendu le ressac. Et voici les babouins, dont la misérable pitance se composait de racines, de baies, de plantes, d’insectes et de bestioles verruqueuses, habitantes des bords de la rivière et de la mer.
Comment ai-je atterri ici ? Autant pour mon sens de l’orientation !
Ah oui ! On est passés par ici ce matin, en laissant la loche qui sert d’épouse au paternel dormir dans le camp et les autres flemmardes fainéanter au milieu des tentes, surtout ma feignasse de femme, cette godiche sans la moindre utilité ! C’est la seule partie du chemin que je n’ai pas remarquée, rien que ce tournant, rien de grave ; donc, j’ai quand même le sens de l’orientation !