Il s’interrompit un instant, attendant l’immanquable et fine remarque de Meb sur leur faim à tous tandis qu’ils attendaient la conclusion de son rêve. Mais apparemment Meb s’était calmé, car il ne dit rien.
« Je m’approchai de l’arbre, continua Volemak, – je me précipitai, plutôt – et son fruit était petit et suave. Oui, je le goûtai et je puis vous dire que rien de ce que j’ai mangé en cette vie n’était aussi délicieux.
— Ouais, comme quand on fait l’amour en rêve », glissa Obring, qui paraissait vouloir prendre la succession de Meb. Volemak baissa la tête un instant. Il entendit quelqu’un bouger – oui, c’était Elemak qui se levait. Volemak voyait la scène sans avoir besoin de regarder, car c’était de lui qu’Elemak tenait cette technique. Il était debout, les yeux fixés sur Obring, muet, et finalement Obring se ratatinait sous son regard. Ensuite… oui, voilà, Obring marmonnait une excuse : « Je regrette, continuez, allez-y. » Alors, Volemak attendit qu’Elemak se fût rassis. Il pouvait maintenant reprendre son récit avec l’espoir de ne plus être interrompu.
Mais la grâce s’était dissipée. Il s’était cru sur le point de trouver les mots exacts qui définissaient le goût du fruit dans sa bouche, ce sentiment d’être vivant pour la première fois. « Ce fruit, c’était la vie même », dit-il, mais maintenant les mots étaient inadéquats et vides ; l’instant de grâce était passé et ceux qui l’écoutaient ne comprendraient plus. « La joie que je ressentis en le goûtant était… si parfaite que je voulus la faire connaître à ma famille aussi. L’idée m’était insupportable de posséder ce fruit incomparable, d’avoir ce goût de vie dans la bouche, alors que ma famille n’en savait rien, ne le partageait pas avec moi. Je vous cherchai donc des yeux ; vous n’étiez pas dans la direction d’où j’étais venu mais, en me retournant, je m’aperçus qu’une rivière coulait près de l’arbre et je distinguai, un peu en amont, Rasa et nos deux fils, Issib et Nafai, qui regardaient autour d’eux comme s’ils se demandaient où aller. Je les appelai, je leur fis des signes et ils me virent enfin ; ils me rejoignirent, je leur donnai du fruit et ils en mangèrent ; ils ressentirent alors ce que je ressentais ; eux aussi, il leur sembla que la vie les pénétrait pour la première fois, je le vis bien. Ils étaient vivants auparavant, bien entendu, mais désormais ils savaient pourquoi ils vivaient, ils étaient heureux de vivre. »
Volemak ne pouvait retenir les larmes qui ruisselaient sur ses joues. Le souvenir de son rêve était si vif, si puissant qu’en le racontant il le revivait, et la joie qu’il ressentait était irrépressible, même après une journée de labeur au jardin, même si la poussière du désert se mêlait à sa sueur. Il avait encore le goût du fruit dans la bouche, l’expression de son épouse et de leurs fils dans les yeux. Il ressentait encore l’ardent désir qui l’avait saisi de faire goûter cette joie aussi à Elemak et Mebbekew.
« Je songeai alors à Elemak et à Mebbekew, mes deux fils aînés, et je les cherchai, désireux de leur faire goûter les fruits à eux aussi. Et ils étaient là, en amont de la rivière tout comme Rasa, Issib et Nafai. Comme tout à l’heure, je les hélai, je leur fis des signes, mais ils refusèrent de venir. Je me mis à crier pour leur parler des fruits, mais ils n’avaient pas l’air de m’entendre, bien que j’eusse l’impression qu’ils jouaient la comédie. Enfin, ils se détournèrent sans même feindre de m’écouter, et moi j’étais là, ce fruit parfait à la main, ce goût dans la bouche, ce parfum aux narines, sachant que l’allégresse les envahirait comme moi s’ils acceptaient seulement de venir le goûter, et impuissant pourtant à les faire venir. »
Ses premières larmes avaient été de joie ; amères à présent, elles coulaient pour Elemak et Mebbekew. Mais il n’y avait rien de plus à dire ; il continua donc le récit de son rêve.
« Alors seulement, quand mes deux aînés eurent refusé de s’approcher de l’arbre, je m’aperçus que nous n’étions pas seuls dans cette immense prairie. Vous savez comment cela se passe dans les songes – il n’y a personne et soudain, on est entouré de milliers de gens. À vrai dire, il ne s’agissait pas seulement de gens, mais aussi d’êtres différents, dont certains volaient et d’autres couraient au ras du sol, mais je savais pourtant que c’étaient aussi des gens, vous me comprenez ? Beaucoup avaient vu l’arbre ; je me dis qu’ils m’avaient peut-être entendu parler de loin à Elya et Meb des fruits, de leur goût, etc., et qu’ils voulaient s’en approcher à leur tour. Mais l’arbre se trouvait beaucoup plus loin maintenant, et j’eus l’impression que ces gens ne le voyaient pas, qu’ils en connaissaient seulement la direction générale. Je songeai alors : Comment vont-ils y parvenir s’ils ne le voient pas ?
« J’avisai à cet instant une sorte de clôture de fer le long de la rivière, bordant un petit sentier étroit qui suivait la berge : c’était manifestement le seul chemin possible pour atteindre l’arbre. Et les gens qui le cherchaient agrippèrent la rampe métallique et empruntèrent le sentier, en s’accrochant à la clôture quand le sol devenait glissant pour ne point tomber à l’eau, ils se hâtaient ; mais le brouillard se leva, un brouillard lourd, épais qui montait de la rivière ; ceux qui ne tenaient pas la rambarde se perdirent, certains tombèrent dans la rivière et se noyèrent, et d’autres s’éloignèrent au milieu de la brume, s’égarèrent dans le champ et ne purent trouver l’arbre.
« Mais ceux qui tenaient la rampe parvinrent à continuer leur chemin dans le brouillard et sortirent enfin à la lumière, assez près de l’arbre pour le voir de leurs yeux.
Ils se précipitèrent alors et se pressèrent autour de nous, Rasa, Issib, Nafai et moi ; ils tendirent les bras pour cueillir des fruits, et ceux qui n’atteignaient pas assez haut, nous en cueillîmes pour eux, et quand il ne resta plus de fruits accessibles d’en bas, Nafai et Issib grimpèrent dans l’arbre…
— J’ai grimpé…» fit Issib dans un souffle. Tous l’entendirent mais personne ne dit mot ; chacun savait ou devinait ses sentiments alors qu’il s’imaginait escaladant un arbre en compagnie de Nafai.
« Ils grimpèrent dans l’arbre et en redescendirent les bras chargés de fruits qu’ils distribuèrent, poursuivit Volemak. Et à l’expression des gens qui nous entouraient, je vis qu’ils goûtaient ce que j’avais goûté, qu’ils ressentaient ce que j’avais ressenti. Mais je remarquai alors qu’après avoir mangé, nombre d’entre eux se mettaient à jeter des coups d’œil furtifs autour d’eux, comme honteux d’avoir consommé de ces fruits et craignant d’être vus. Je ne pouvais croire à cette réaction, mais à ce moment, je tournai la tête dans la direction où beaucoup regardaient et là, de l’autre côté de la rivière, je vis un immense édifice, semblable à ceux de Basilica mais beaucoup plus grand ; il était percé de cent fenêtres, et à travers chacune d’elles, on distinguait des gens riches, des gens extravagants, élégants et beaux, qui riaient, qui buvaient et chantaient, comme on le fait à Dollville et à Peintrailleville, mais à une échelle bien supérieure. Ils riaient, certes, ils étaient très gais, mais moi, je savais qu’ils se mentaient à eux-mêmes et que le vin seul leur faisait croire qu’ils s’amusaient – ou plutôt, je dirais qu’ils s’amusaient en effet, mais que le vin leur faisait croire qu’il était important de se divertir, alors que moi, sur l’autre rive, je tenais entre mes mains le fruit qui pouvait leur prodiguer cette allégresse qu’ils feignaient de ressentir. C’était terriblement triste. Je m’aperçus alors que beaucoup des gens qui m’entouraient, des gens qui avaient, eux, mangé des fruits, regardaient ceux de l’immense bâtiment avec envie. Ils désiraient visiblement les rejoindre, rejeter les fruits de l’arbre et se fondre aux fêtards qui riaient si fort et chantaient si joyeusement. »