Ceux qui avaient préparé le dîner se levèrent pour en vérifier la cuisson et entreprirent de le servir. Rasa s’assit à côté de Volemak et lui passa le bras autour de la taille. Volemak chercha Issib des yeux et vit sur ses joues des traces de larmes ; Nafai et Luet marchaient enlacés, pleins de tendresse et de prévenances l’un pour l’autre – qu’ils étaient bien et droits, ces deux-là ! Les autres, Volemak les connaissait à peine, pour la plupart. Instinctivement, son regard glissa sur eux jusqu’à ce qu’il rencontre Elemak et Mebbekew. Et il fut fort surpris, car ils ne paraissaient ni émus ni furieux. Non ; s’il avait dû mettre un nom sur leur expression, Volemak aurait évoqué la peur.
Mais comment son rêve avait-il pu les effrayer ?
« Il est en train de préparer le terrain, chuchota Mebbekew. Cette histoire de rêve où on se coupe de la famille… il va nous déshériter tous les deux.
— Ah, ferme-la ! répondit Elemak. Il nous annonce simplement qu’il est au courant de ce qui s’est passé dans le désert ; il n’a pas l’intention d’en faire tout un plat, mais il est au courant. Et ça s’arrêtera là – sauf si l’un de nous fait vraiment une grosse boulette. »
Meb lui jeta un regard froid. « Si j’ai bonne mémoire, c’est toi qui as pointé ton pulsant sur Nafai, pas moi. Alors n’essaye pas de faire passer les autres pour des imbéciles !
— Il me semble me rappeler un incident plus récent.
— Dont tu étais le seul témoin. Même ce cher Nafai n’a rien compris, et de toute façon c’est du bidon ; tu as tout inventé, pauvre pizdouk ! »
Elemak ne releva pas l’épithète. « J’espère ne jamais avoir l’air aussi bête que Père, quand il s’est mis à pleurer devant nous – et tout ça pour un rêve !
— Ben voyons, tout le monde est débile, sauf Elemak ! cracha Mebbekew. À force d’être futé, c’est par le nez que tu vas péter ! »
Elemak resta stupéfait devant l’incroyable puérilité de Meb. « Tu as douze ans d’âge mental ou quoi, Meb ? Tu en es encore à faire rimer futé avec péter ? Et tu trouves ça malin ?
— C’était de l’ironie, pauvre balourd obtus, répondit Meb de sa voix la plus suave. Mais tu es si futé que tu ne comprends jamais l’ironie. Pas étonnant que tu prennes les autres pour des idiots : tu ne comprends pas ce qu’ils disent, et tu en déduis qu’ils parlent de façon inintelligible. Je vais te révéler le secret que tout le camp connaît, à part toi, Elya, mon frère adoré : tu sais peut-être comment traverser le désert sans crever, mais c’est bien la seule chose que tu saches. Même Eiadh rigole avec les autres femmes parce que tu en termines si vite avec elle qu’elle n’a pas le temps de s’apercevoir que tu as commencé. Tu ne sais même pas contenter une femme, et pourtant, crois-moi, Elya, elles sont toutes très faciles à satisfaire ! »
Elemak laissa passer insultes et insinuations. Il connaissait bien Meb quand il était dans ce genre d’humeur ; enfant, Elemak lui avait flanqué des raclées jusqu’au jour où il avait compris que Meb ne cherchait pas autre chose, comme si la souffrance lui était indifférente du moment qu’il voyait Elemak rouge de fureur, en nage et les poings douloureux à force de lui marteler les côtes. Dans ces occasions, Meb se sentait maître du jeu.
Elemak refusa donc de s’énerver. Il planta là Meb et se joignit aux autres qui venaient chercher leur dîner près du feu ; Eiadh faisait le service – on n’avait pas eu le temps de faire cuire le lièvre et le ragoût ne contenait que du bœuf séché ; mais Rasa avait veillé à y rajouter quantité d’épices afin de donner un peu de saveur au bouillon. Et qu’Eiadh était donc charmante, la louche à la main ! Elemak sentit le désir s’éveiller en lui ; Meb mentait, il le savait bien – Eiadh n’avait pas lieu de se plaindre de sa façon de faire l’amour – et si elle ne portait pas encore d’enfant, cela ne saurait tarder. Cette certitude avait pour Elemak un goût suave. C’est ça que j’ai cherché tout au long de mes voyages ; et si c’est de ça que Père parlait avec son arbre de vie – participer à la grande entreprise d’amour, de sexe, de naissance, de vie et de mort – alors j’ai déjà goûté le fruit de cet arbre, et il est délicieux en effet, plus que tout ce que la vie peut offrir par ailleurs. Si son père croyait qu’il se sentirait mortifié parce qu’il ne s’était pas approché de l’arbre de son rêve, il serait déçu : Elemak était déjà sous l’arbre et n’avait pas besoin de son père pour le guider.
Après le dîner, Nafai et Luet se dirigèrent vers la tente qui abritait l’Index. Rongés d’impatience, ils y seraient volontiers allés avant le repas ; mais comme il n’y avait aucune réserve de nourriture, ils savaient qu’ils ne pourraient pas se faire de casse-croûte après. Il fallait manger au moment des repas ou pas du tout. La nuit tombait donc quand ils écartèrent le rabat de la tente et entrèrent – pour découvrir Issib et Hushidh, les mains posées sur l’Index.
« Oh, pardon ! s’exclama Luet.
— Venez nous rejoindre, répondit Hushidh. Nous sommes en train de demander à Surâme une explication de ce rêve. »
Luet et Nafai éclatèrent de rire. « Pourtant, le sens en est parfaitement clair, non ?
— Ah, Père vous a dit ça aussi, fit Issib. Il doit avoir raison : c’est une sorte de leçon de morale sur le souci qu’on doit avoir de sa famille en renonçant aux plaisirs matériels, et cætera – comme dans les livres qu’on donne aux enfants pour les inciter à être sages.
— Mais il y a un “mais”, c’est ça ? demanda Nafai.
— Oui : pourquoi maintenant ? Pourquoi nous ? Voilà la question que nous nous posons.
— N’oublie pas, intervint Luet, qu’il a vu la même chose que nous et que le général Mouj.
— C’est-à-dire ? s’enquit Issib.
— Issib n’était pas avec nous, rappela Hushidh à Nafai et à son épouse. Je ne lui ai pas encore parlé de notre rêve.
— Nous avons tous fait des rêves, commença Luet, des rêves différents, mais qui avaient tous des éléments communs. Nous avons tous vu des créatures volantes couvertes de fourrure – j’ai pensé à des anges, mais ils n’avaient pas l’air particulièrement aimables. Surâme nous a appris que le général Mouj les avait vues, lui aussi – Mouj est notre père, à Hushidh et à moi. Notre mère également en a rêvé, la femme nommée Soif qui a empêché le mariage d’Hushidh et du général. Il y a aussi les êtres qui couraient au sol…»
Hushidh prit la suite. « J’ai vu ces espèces de rats qui mangeaient… les enfants de quelqu’un. Ou qui essayaient, du moins.
— Et le rêve de Père est dans la continuité du nôtre, reprit Luet, parce que même avec des différences, on y retrouve néanmoins les rats et les anges. Rappelez-vous ce qu’il nous a dit : il a vu des êtres qui volaient et d’autres qui couraient par terre ; mais en même temps, il sentait que c’étaient des gens.
— Ah oui, ça me revient maintenant, fit Issib. Mais il ne s’y est pas attardé.
— Parce qu’il ne s’est pas rendu compte que c’était le signe, expliqua Luet.
— Le signe de quoi ?
— Que ce rêve ne venait pas de Surâme.
— Mais Père le sait, pourtant, dit Issib. C’est Surâme qui l’en a averti.
— Oui, mais de qui vient-il ? demanda Nafai. Surâme le lui a-t-il dit ?
— Du Gardien de la Terre, répondit Luet.
— Qui est-ce ? fit Issib.
— C’est pour le rencontrer que Surâme veut retourner sur Terre, expliqua Luet. C’est pour le voir que nous retournons tous sur Terre. Tu ne comprends pas ? Le Gardien de la Terre nous appelle dans nos rêves, les uns après les autres, et il nous raconte des choses. Et ce qui se passe dans le rêve de ton père est important parce qu’il vient bien du Gardien. Si on pouvait en ajuster les morceaux et le comprendre…