Pour finir, Yobar se mit vraiment en colère, attaqua un mâle pour de bon, le mordit et le griffa, il s’agissait de celui que Volemak avait baptisé « Maslo » parce qu’il s’était un jour barbouillé le museau de graisse alors qu’il volait de la nourriture près du feu. Maslo se soumit aussitôt et présenta son postérieur à Yobar, mais celui-ci était trop furieux pour accepter sa soumission. Les autres mâles, amusés peut-être, assistaient sans bouger au spectacle de Yobar continuant à rosser sa victime.
Maslo parvint enfin à se libérer et se sauva en hurlant puis en geignant, tandis que Yobar, toujours enragé, le pourchassait à toute allure tout en le bourrant de coups quand il revenait à sa portée.
Soudain, Maslo eut un comportement des plus extraordinaires. Il se précipita sur une jeune mère nommée Ploxy qui avait un nourrisson avec lequel il jouait souvent, et il lui arracha le bébé des bras. Ploxy poussa un ululement de contrariété, mais le petit se montra aussitôt joyeux et tout excité – jusqu’à l’instant où Yobar, toujours furieux, fonça sur lui et se remit à frapper Maslo.
Mais alors, le bébé que tenait Maslo poussa soudain des cris de terreur ; aussitôt, au lieu de rester tranquillement à regarder, les autres mâles commencèrent à s’agiter. Ploxy se mit à hurler à son tour pour appeler à l’aide, et en quelques instants, tous les babouins de la troupe s’étaient assemblés autour de Yobar et le frappaient en criant. Éperdu, affolé, Yobar voulut prendre le nourrisson des mains de Maslo, croyant peut-être qu’alors tout le monde se rangerait dans son camp ; mais Luet comprit que cela ne marcherait pas. En effet, à l’instant où il tendit les pattes vers le bébé, les autres devinrent carrément violents et finirent par l’éjecter du groupe. Plusieurs mâles le pourchassèrent sur une bonne distance, puis s’installèrent non loin de la troupe pour s’assurer qu’il ne s’approcherait plus. Est-ce la fin des tentatives de Yobar pour s’intégrer à la tribu ? se demanda Luet.
Elle chercha Maslo des yeux du côté de Ploxy et du bébé, mais il n’était plus là ; les autres babouins se tenaient pourtant dans les parages, en train de jacasser, de bondir sur place et de manifester leur agitation de diverses façons.
Non, Maslo se trouvait dans les buissons en amont du groupe principal. Il avait emmené Rubyet à l’écart et la montait. Elle avait un air résigné des plus comiques ; mais de temps en temps ses yeux se révulsaient de plaisir – de plaisir ou d’exaspération. Luet se demanda si les humains émettaient le même genre de signaux bizarrement mélangés dans des circonstances similaires… une espèce d’intensité distraite qui pouvait aussi bien indiquer le plaisir que la perplexité.
En tout cas, Yobar, l’agressif, avait subi une défaite totale – au point de n’avoir peut-être même plus sa place dans la tribu. Quant à Maslo, qui n’était pourtant pas particulièrement costaud, il avait perdu une escarmouche, mais gagné la bataille et la guerre par-dessus le marché.
Tout cela parce qu’il avait pris un bébé des bras de sa mère.
« Un veinard, ce Maslo, dit Nafai. Je me demandais qui allait gagner le cœur de la douce Rubyet.
— Il s’y est pris avec des fleurs, répondit Luet. Je n’avais pas l’intention de m’attarder ici aussi longtemps.
— Je ne te cherchais pas pour te mettre au travail. J’avais envie d’être avec toi. Je n’ai plus rien à faire jusqu’au dîner. J’ai abattu ma proie tôt ce matin et déposé sa sanglante dépouille aux pieds de ma compagne. Malheureusement, elle était occupée à vomir et ne m’a pas donné ma récompense habituelle.
— Dire qu’il faut que je sois la seule tout le temps malade ! soupira Luet. Hushidh a éructé une fois et tout était dit. Quant à Kokor, elle essaye bien de vomir mais elle n’arrive à rien, si bien que la compassion qu’elle voudrait éveiller lui passe sous le nez, tandis que j’y ai droit, moi, alors que je n’en veux pas.
— Qui aurait cru que ce serait la course entre Hushidh, Kokor et toi pour mettre au monde le premier bébé de la colonie ?
— Pour toi, c’est plutôt un bien, répondit Luet. Ça te fournira un nourrisson à prendre contre toi, en cas d’ennuis ! »
Nafai n’avait pas assisté au stratagème de Maslo et ne saisit pas l’allusion.
« Je parle de Maslo, dit Luet. Il s’est protégé avec le bébé de Ploxy.
— Ah oui, c’est leur méthode ; Shedemei m’en a parlé. Les mâles qui sont intégrés dans la tribu se lient d’amitié avec un ou deux petits pour s’en faire aimer. Et puis, lors des bagarres, ils s’emparent du petit, qui ne crie pas quand son ami le prend. L’autre mâle continue d’attaquer, le bébé se met alors à hurler de peur, et toute la tribu tombe à bras raccourcis sur le pauvre pizdouk.
— Ah ! dit Luet. Ça n’avait donc rien d’extraordinaire.
— Mais je n’y avais jamais assisté. Je suis jaloux que tu l’aies vu et pas moi.
— Et voilà la récompense. » Luet montra Maslo, qui n’en avait pas encore fini avec Rubyet.
« Et où est le perdant ? Je parie que c’est Yobar. » Luet indiqua une autre direction et en effet, Yobar était là, pitoyable dans son coin, les yeux fixés sur la troupe, sans oser s’approcher à cause des deux mâles qui grignotaient des feuilles à mi-chemin entre lui et le reste de la tribu.
« Tu vois, tu as intérêt à te mettre bien avec mon bébé, dit Luet. Sinon tu n’arriveras jamais à t’intégrer à la tribu que nous sommes en train de former. »
Nafai posa la main sur le ventre de Luet. « Il n’a pas encore grossi.
— Ça me convient très bien. Dis-moi, pourquoi es-tu venu ici, en fait ? »
Il la regarda d’un air consterné.
« Tu ne savais pas que j’étais ici, parce que personne n’était au courant, poursuivit Luet, donc tu n’es pas venu me retrouver : tu voulais être seul. »
Il haussa les épaules. « J’aime autant être avec toi.
— Tu es trop impatient. Surâme nous a déjà dit que rien ne pressait – elle n’aura rien préparé pour nous à Vusadka avant des années.
— Ce coin où nous sommes ne suffit pas à nous nourrir – il devient déjà difficile de trouver du gibier, dit Nafai. Et nous sommes trop près de la vallée habitée de l’autre côté des montagnes, à l’est.
— Oui, mais ce n’est pas ça qui te met dans tous tes états. Ce qui t’exaspère, c’est que le Gardien ne t’ait pas transmis de rêve.
— Non, ça, ça ne me tracasse pas. C’est plutôt la façon dont vous me le jetez tous à la tête. Toi, Shuya, Père, Mouj et Soif, vous avez tous vu ces anges et ces rats, moi pas ! Est-ce que ça veut dire qu’un ordinateur qui tourne autour d’une planète à une centaine d’années-lumière d’ici m’a jugé, un siècle avant ma naissance, indigne de recevoir sa petite ménagerie onirique ?
— Tu es vraiment en colère, dis donc !
— Je veux agir, et si c’est impossible, je veux au moins apprendre ! s’écria Nafai. J’en ai marre d’attendre sans arrêt et que rien ne se passe ! Ça ne sert à rien que je travaille avec l’Index ; Zdorab et Issib s’en servent constamment et ils connaissent bien mieux son fonctionnement que moi…
— Mais il te parle plus clairement qu’à quiconque.
— C’est ça : il ne me dit rien, mais sans parasites ! Quelle réussite !
— Et tu es bon chasseur. Même Elemak le reconnaît.
— Ah oui ! C’est tout ce qu’on m’a trouvé à faire : tuer ! »
Luet vit l’ombre de la mort de Gaballufix passer sur le visage de Nafai. « Vas-tu un jour te pardonner ton acte ?
— Oui. Quand Gaballufix sortira des grottes des babouins pour me dire qu’il faisait semblant d’être mort.