À cet instant – insulte suprême – Eiadh joignit sa voix à celle de Luet. « Je ne veux pas quitter Dostatok ; mais je préférerais errer à jamais dans le désert si, pour rester, il fallait que meure un homme de bien. »
Elle parlait avec feu et Elemak se sentit brûler de l’intérieur. Ma propre femme, qui me condamne par ses accusations !
« Ah, on est très courageux, aujourd’hui ! cria-t-il. Mais hier, vous étiez d’accord avec moi ! L’un de vous a-t-il pu croire que nous allions préserver notre paix et notre bonheur sans effusion de sang ? Vous le saviez depuis toujours : tant que Nafai resterait libre de fomenter ses petits coups, la rébellion et la dissension régneraient parmi nous ! Le seul espoir de paix que nous ayons, c’est ce que j’ai déjà tenté de faire il y a plus de huit ans ! »
Maintenant.
Nafai se releva. À sa surprise, il se sentit vacillant et pris de vertige. Il s’en « rappela » aussitôt la raison : le manteau puisait son énergie dans son corps quand il y était obligé et le processus de guérison rapide qu’il avait entamé drainait ses forces plus vite que le manteau n’arrivait à les reconstituer grâce à la lumière solaire. Mais il savait aussi que cette faiblesse passagère ne l’empêcherait pas de faire ce qu’il avait à faire.
« Elemak, dit-il, j’ai pleuré tout le long du chemin en venant ici. Ce que tu as voulu me faire me met au supplice. Si seulement tu avais été assez souple pour accepter le plan de Surâme… si tu l’avais fait, je t’aurais suivi avec joie. Mais depuis le début, c’est toi, c’est ta soif de pouvoir qui nous déchire. Si tu n’avais pas comploté avec eux, si tu ne t’étais pas mis à leur tête, crois-tu que les faibles qui t’obéissaient se seraient jamais opposés à Surâme ? Elemak, ne comprends-tu pas que tu t’es entraîné tout seul jusqu’au seuil de la mort ? Surâme œuvre pour le bien de l’humanité et rien ne l’arrêtera. Faut-il que tu meures avant d’en être persuadé ?
— Tout ce que je vois, c’est que chaque fois qu’on parle de Surâme, c’est que toi, ou ta pleurnicharde de femme ou Sa Majesté ta mère essaye de s’emparer du pouvoir !
— Aucun d’entre nous n’a jamais voulu te dominer, ni toi ni personne d’autre, répondit Nafai. Ce n’est pas parce que tu passes ton temps à rêver de régenter les autres que nous en faisons autant. Crois-tu que c’est mon ambition qui a créé le paritka sur lequel je me trouve ? Crois-tu que ce sont les complots de Mère qui le font tenir en l’air ? Crois-tu que ce sont les – comment as-tu dit ? Les pleurnicheries ? – les pleurnicheries de Luet qui m’ont ramené en une heure au lieu d’une journée ?
— Il s’agit d’une vieille machine, c’est tout, dit Elemak. Une vieille machine comme Surâme. Allons-nous obéir aux ordres donnés par des machines ? »
Des yeux, il chercha un soutien dans la foule, mais le sang qui maculait la gorge et la tunique de Nafai était trop frais ; personne ne croisa son regard à part Mebbekew.
« Nous allons déplacer le village vers le nord, près de Vusadka, déclara Nafai. Et tous, les enfants les plus âgés compris, nous travaillerons avec les machines de Surâme à remettre un vaisseau en état. Et quand il sera prêt, nous y entrerons tous – tous, je dis bien – et nous nous élèverons dans l’espace. Il nous faudra une centaine d’années pour atteindre la Terre, mais pour la plupart, le temps passera comme une seule nuit parce qu’ils dormiront pendant tout le voyage, tandis qu’aux yeux des autres, il ne se sera écoulé que quelques mois. Et une fois le voyage achevé, nous sortirons du vaisseau et nous poserons le pied sur le sol de la Terre, premiers des hommes à y revenir depuis quarante millions d’années. Oseras-tu me dire maintenant que tu veux nous priver d’une telle aventure ? »
Elemak resta muet, de même que Mebbekew. Mais Nafai lisait ce qu’il y avait dans leur esprit : la farouche résolution de céder pour l’instant, mais d’assommer Nafai à la première occasion, de lui trancher la gorge et de jeter son corps à la mer.
C’était inadmissible. Il fallait les convaincre de la futilité de toute résistance. Ils devaient cesser leurs complots et concentrer leurs efforts sur la mise en état du vaisseau.
« Vous ne comprenez donc pas que vous ne pouvez pas me tuer, même si en ce moment, Elemak, tu imagines de me couper la gorge et de jeter mon cadavre à la mer ? » La fureur et l’effroi redoublèrent en Elemak et frappèrent Nafai comme des lames de fond.
« Tu ne vois pas que Surâme est déjà en train de guérir mes blessures au cou et à la poitrine ?
— Si c’étaient de vraies blessures ! » cria Meb. Pauvre Meb, qui croyait pouvoir ressusciter le mensonge initial d’Elemak !
Pour toute réponse, Nafai plongea le doigt dans sa plaie à la gorge. Le tissu cicatriciel avait déjà commencé à se former et il dut le déchirer – mais tous virent son doigt enfoncé presque jusqu’à la troisième phalange. Certains furent pris de haut-le-cœur ; les autres hoquetèrent, gémirent ou poussèrent par sympathie des cris de souffrance. Et de fait, la douleur était considérable – et elle empira quand il ressortit son doigt. À l’avenir, il faudra que j’évite ce genre d’effets spectaculaires, se dit Nafai.
Il dressa son doigt couvert de sang. « Je te pardonne, Elemak, déclara-t-il. Je te pardonne, Mebbekew, si j’ai votre promesse solennelle que vous nous aiderez, Surâme et moi, à construire un bon vaisseau. »
C’en fut trop pour Elemak. L’humiliation qu’il subissait aujourd’hui était bien pire que celle qu’il avait connue dans le désert huit ans plus tôt. Il ne pouvait plus se contenir. Son cœur n’abritait plus qu’une rage meurtrière. Ce que pensaient les autres ne lui importait plus : il avait déjà perdu leur considération, de toute façon ; il avait aussi perdu son épouse et ses enfants, il le savait ; que lui restait-il ? La seule façon d’apaiser en partie la souffrance qu’il ressentait, c’était de tuer Nafai, de le traîner jusqu’à la mer et de l’y plonger jusqu’à ce qu’il cesse de se débattre. Ensuite, que les autres fassent ce que bon leur semblait : Nafai mort, Elemak serait satisfait.
Il fit un pas vers lui. Puis un deuxième.
« Arrêtez-le ! » dit Luet. Mais personne ne s’interposa. Personne n’en eut le courage : le visage d’Elemak avait une expression trop effrayante.
Mebbekew sourit et vint se placer près de lui.
« Ne me touche pas, dit Nafai. La puissance de Surâme est comme du feu en moi. Pour l’instant, je suis faible des blessures que tu m’as infligées et je risque de ne pas pouvoir contrôler le pouvoir dont je dispose. Si tu me touches, je crois que tu mourras. »
Il parlait avec une telle simplicité que ses paroles avaient la force irrésistible de la vérité. Il sentit que quelque chose s’écroulait en Elemak. Sa fureur ne s’était pourtant pas éteinte ; ce qui s’était brisé, c’était la part de lui-même qui ne supportait pas d’avoir peur. Et une fois cette barrière abattue, toute sa rage redevint ce qu’elle n’avait jamais cessé d’être : de la peur. Peur de perdre sa place au profit de son jeune frère, peur que les gens le regardent et voient en lui la faiblesse plutôt que la force, peur de ne pas être aimé. Et par-dessus tout, peur de perdre tout pouvoir sur les choses et les êtres qui l’entouraient. Et maintenant, toutes ces craintes qu’il se cachait depuis si longtemps se déchaînaient en lui – et toutes, sans exception, s’étaient réalisées, il avait perdu sa place, il apparaissait faible à tous, même à ses enfants ; plus personne ne pourrait l’aimer ; et il n’avait aucun pouvoir, pas même celui de tuer cet adolescent qui l’avait supplanté.