Conway ne vit pas ses patients minuscules, même lorsqu’il les examina individuellement. Il aurait pu le faire en utilisant des blindages et des jeux de miroirs. Mais il savait déjà à quoi ils ressemblaient, tant intérieurement qu’extérieurement, parce qu’il était pratiquement devenu l’un d’eux grâce à la bande sensorielle. Cette connaissance, ajoutée aux résultats des examens et au récit qu’on lui avait fait de l’accident, fournissait à Conway tout ce qu’il pouvait désirer connaître avant d’entreprendre un traitement.
Ses patients avaient fait partie d’un gestalt Telfi chargé de piloter un croiseur interstellaire, lorsqu’un accident s’était produit dans l’un des réacteurs nucléaires. Ces petits êtres, semblables à des scarabées et ( pris individuellement ) extrêmement stupides, se nourrissaient de radiations, mais l’augmentation d’intensité avait été trop importante, même pour eux. Leur maladie pouvait être classée comme un cas d’indigestion extrêmement sévère, auquel s’ajoutait une sur-stimulation prolongée des récepteurs sensoriels et plus spécialement des centres de douleur. S’il les gardait simplement dans un conteneur blindé et les privait de radiations ( une méthode de traitement impossible à bord de leur vaisseau radioactif ) soixante-dix pour cent d’entre eux, environ, guériraient en quelques heures. Ils seraient les chanceux, et Conway pouvait même dire lesquels entreraient dans cette catégorie. Mais le sort des Telfi restants relèverait de la tragédie, parce que si une mort physique véritable leur était épargnée, leur destin serait bien pire : ils perdraient la capacité d’unir leurs esprits, et cela, pour un Telfi, équivalait à rester à jamais invalide.
Seul quelqu’un qui partageait l’esprit, la personnalité, et l’instinct d’un Telfi, pouvait savoir à quel point c’était dramatique.
Il était d’autant plus bouleversé que c’était les individus qui s’étaient adaptés et qui étaient restés actifs durant cette brusque augmentation de radiations afin de disperser les éléments de la pile, et sauver ainsi le vaisseau d’une destruction totale, qui en seraient les victimes. À présent, leur métabolisme avait trouvé un équilibre précaire basé sur une absorption d’énergie trois fois supérieure à la normale. Si cette absorption d’énergie devait être interrompue pour une longue période, disons quelques heures de plus, les centres de communication de leur cerveau en souffriraient. Ils resteraient comme autant de mains et de pieds démembrés, et conserveraient juste assez d’intelligence pour savoir qu’ils avaient été coupés du reste du gestalt. D’autre part, si cette absorption élevée d’énergie devait durer, ils se consumeraient littéralement en moins d’une semaine.
Mais il restait tout de même une possibilité de traitement pour ces malheureux. La seule, en fait. Comme Conway préparait les servomécanismes pour la tâche qu’il attendait d’eux, il prit conscience que c’était une méthode hautement insatisfaisante : une question de risques calculés, de froides statistiques médicales que rien ne pourrait influencer. Il avait l’impression de n’être rien de plus qu’une machine.
Rapidement, il s’assura que seize de ses patients souffraient bien de l’équivalent Telfi d’une grave indigestion, puis il les sépara dans des flacons blindés absorbants, afin que les radiations émises par leurs corps irradiés ne ralentissent pas le processus de diète. Il plaça ensuite les flacons dans de petits fours réglés pour émettre des radiations correspondant à l’absorption normale des Telfi, et qui contenaient chacun un détecteur qui ferait disparaître les blindages absorbants dès que l’excès de radioactivité aurait disparu. Les sept Telfi restants auraient droit à un traitement spécial. Il les avait placés dans un autre four, et il réglait les contrôles de façon à simuler le plus exactement possible les conditions qui avaient régné dans leur vaisseau, juste après l’accident, lorsque le bourdonnement de l’interphone le plus proche attira son attention. Conway termina ses réglages, puis il vérifia son travail avant d’aller décrocher le micro.
— Oui ?
— Ici le service des renseignements, Dr. Conway. Nous venons de recevoir un appel du vaisseau Telfi. Le capitaine nous interroge sur l’état des malades. Avez-vous déjà du nouveau ?
Conway savait que, tout bien considéré, ce qu’il avait à annoncer était plutôt satisfaisant, mais il aurait désespérément voulu pouvoir donner de meilleures nouvelles. Une fois qu’un gestalt Telfi était formé, sa dissociation ou sa modification ne pouvait seulement être comparées qu’au traumatisme de la mort pour les entités concernées et, en raison de l’empathie provoquée par l’assimilation de la bande physiologique, Conway partageait cette émotion.
— Seize d’entre eux seront entièrement remis dans moins de quatre heures, mais je crains cinquante pour cent de pertes en ce qui concerne les Telfi restants. Nous ne saurons pas lesquels avant quelques jours. Je les irradie dans un four à un taux de radiations double de celui normal, et je le réduirai progressivement jusqu’à atteindre leur irradiation habituelle. La moitié d’entre eux devrait survivre, comprenez-vous ?
— Compris.
Après quelques minutes, la voix se fit à nouveau entendre :
— Le Telfi estime que c’est très satisfaisant. Il vous remercie. Terminé.
Conway aurait dû ressentir de la satisfaction pour avoir traité avec succès son premier cas personnel, mais il se sentait toutefois abattu. À présent que tout était terminé, son esprit était étrangement désorienté. Il pensait que cinquante pour cent de sept donnait trois et demi, et il se demandait ce qu’ils feraient du demi-Telfi restant. Il espérait que quatre de ces créatures s’en tireraient, plutôt que trois, et qu’elles ne souffriraient pas d’une invalidité mentale permanente. Il pensait qu’il devait être agréable d’être un Telfi, d’absorber constamment des radiations et de partager les impressions intenses et variées d’un corps réunissant peut-être des centaines d’individus. Pour cette raison, il lui semblait que son corps était glacé et isolé. Il lui fallut faire un énorme effort de volonté pour se soustraire à la chaleur de l’Amphithéâtre des cures radioactives.
Une fois à l’extérieur, il monta sur le chariot et le laissa revenir au sas d’entrée. À présent, il aurait dû se présenter au rapport dans la salle d’Éducation pour faire effacer la bande Telfi. Il en avait reçu l’ordre, en fait. Mais il n’en avait aucune envie. De penser à O’Mara le mettait mal à l’aise et l’effrayait presque. Conway savait qu’il éprouvait cette impression face à n’importe quel Moniteur, mais cette fois les choses étaient encore pires. Il y avait l’attitude de O’Mara, et la petite conversation dont il avait parlé. Conway s’était senti tout petit, comme si le Moniteur lui avait été supérieur. Et il ne pouvait comprendre comment il avait pu se sentir inférieur à l’un de ces sales policiers !
L’intensité de ses sentiments le choqua. En tant qu’être civilisé et socialement adapté, il aurait dû être incapable d’avoir de telles pensées. Ses émotions étaient à présent proches de la haine. Effrayé par lui-même, Conway réussit à imposer un semblant de contrôle à son esprit. Il décida de laisser la question de côté et de ne pas se présenter au rapport avant d’avoir fait l’inspection de son service. Si O’Mara devait s’enquérir de la raison du retard de Conway, cela constituerait une excuse valable. De plus, le psychologue en chef pourrait partir ou être appelé ailleurs entretemps. Conway l’espérait, en tout cas.
Il se rendit tout d’abord auprès d’un AUGL de Chalderscol II, l’unique occupant du service réservé à cette espèce. Le médecin se glissa dans le vêtement protecteur approprié, une simple combinaison de plongée en l’occurrence, et il pénétra dans le réservoir d’eau verdâtre et tiède qui reproduisait les conditions de vie habituelles de cette créature. Il prit ses instruments dans le placard intérieur, puis il signala bruyamment sa présence. Si le Chalder dormait au fond de la cuve, et qu’il l’éveillait en sursaut, les résultats seraient catastrophiques. Un coup de queue accidentel et malencontreux, et le service contiendrait deux patients au lieu d’un seul.