Le Chalder, lourdement cuirassé et couvert d’écailles, aurait vaguement ressemblé à un crocodile de douze mètres de long s’il n’avait possédé, tout autour de la taille, un ensemble de fins chicots apparemment disposés au hasard à la place des pattes ou des tentacules. La chose dérivait mollement au fond de l’énorme réservoir et le seul signe de vie perceptible était un fin brouillard qui apparaissait périodiquement autour de ses ouïes. Conway lui fit un examen pour la forme — il était en retard en raison du travail supplémentaire apporté par les Telfi — et il lui posa les questions habituelles. La réponse traversa l’eau sous une forme inimaginable, parvint au traducteur de Conway puis à ses écouteurs, dans une phrase sans intonation.
— Je suis malade, geignit le Chalder. Je souffre.
« Tu mens, » pensa Conway. « Tu mens de tes six rangées de dents ! »
Le Dr. Lister, directeur de cet hôpital et probablement le diagnosticien actuel le plus important, avait pratiquement disséqué le Chalder avant de formuler son diagnostic. Selon lui, le Chalder était hypocondriaque et incurable. Il avait également déclaré que les signes de tension perceptibles dans certaines sections de la cuirasse du patient, et son inconfort dans ces mêmes zones, étaient simplement dus à sa paresse et à sa gloutonnerie. Il était de notoriété publique que les créatures qui possédaient un exosquelette ne pouvaient prendre du poids que de l’intérieur ! Les diagnosticiens étaient célèbres pour leur franchise brutale sur le plan professionnel.
Le Chalder n’était devenu véritablement malade que lorsqu’on avait suggéré de la renvoyer chez lui. Ainsi l’hôpital avait-il acquis un client à demeure. Mais cela n’avait guère d’importance. Les médecins du service et les psychologues continuaient de venir l’examiner régulièrement, tout comme les internes et les infirmières des multiples races représentées dans le personnel de l’hôpital. À bref intervalle, il était sondé, ausculté, tâté sans merci par des élèves, et il appréciait chaque seconde de ces traitements. L’hôpital était heureux de cet arrangement, tout comme le Chalder, et personne ne proposait plus de le renvoyer dans ses foyers.
III
Conway s’immobilisa un instant comme il nageait en direction du sommet du grand réservoir. Il se trouvait bizarre. Il était ensuite censé se rendre auprès de deux formes de vie qui respiraient du méthane, dans la section à basse température de son service, et cela l’irritait profondément. En dépit de la chaleur de l’eau, et des efforts réclamés pour nager autour de son énorme patient, il avait froid et il aurait donné n’importe quoi pour que des étudiants viennent le rejoindre, simplement pour avoir de la compagnie. Habituellement, Conway n’aimait guère avoir de la compagnie, surtout celle d’étudiants, mais à présent il se sentait isolé et sans amis. Cette sensation était si forte qu’elle l’effrayait. Un entretien avec un psychologue était décidément indiqué, pensa-t-il, mais pas nécessairement avec O’Mara.
Dans cette section, l’hôpital ressemblait à un plat de spaghettis — des spaghettis droits, courbés, ou indescriptiblement tordus. Chaque corridor qui contenait une atmosphère de type terrestre, par exemple, était doublé de toutes parts par d’autres passages renfermant des atmosphères, des pressions, et des températures différentes et mutuellement mortelles. Cela avait été prévu pour faciliter l’examen de n’importe quelle forme de vie par des médecins d’autres espèces dans un délai le plus bref possible, en cas d’urgence, parce que se déplacer sur toute la longueur de l’hôpital dans un scaphandre destiné à protéger un docteur contre l’environnement mortel d’un patient, était à la fois peu commode et lent. Il avait été jugé plus efficace de revêtir le vêtement protecteur à l’entrée de la section devant être visitée, ainsi que l’avait fait Conway.
Conway se remémora la topographie de ce service, et il se souvint d’un raccourci qu’il pourrait emprunter afin de rejoindre ses patients à sang froid. Il suivrait le couloir empli d’eau qui conduisait au bloc opératoire Chalder ; traverserait le sas pour passer dans l’atmosphère de chlore des PVSJ Illensiens ; et remonterait sur deux niveaux jusqu’à un service dont l’atmosphère était constituée de méthane pur. Suivre ce chemin lui permettrait de rester un peu plus longtemps dans l’eau chaude, et il avait véritablement très froid.
Un PVSJ convalescent passa près de lui en bruissant sur ses appendices épineux et membraneux, dans la section de chlore, et Conway se surprit à vouloir lui adresser la parole, lui parler de tout et de rien. Il dut faire un effort pour poursuivre son chemin.
Le vêtement protecteur que portaient les DBDG tels que lui, lorsqu’ils visitaient la section de méthane, était en réalité un petit bidon mobile. Il était intérieurement équipé d’un chauffage destiné à maintenir ses occupants en vie, et extérieurement d’un système réfrigérant chargé de dissiper la chaleur afin que les patients pour lesquels la plus légère émanation de chaleur — ou même de lumière — était fatale, ne fussent pas calcinés. Conway ignorait totalement comment pouvait fonctionner la sonde qu’il utilisait pour examiner ces créatures. Seuls ceux qui portaient des brassards de techniciens le savaient, et il n’avait qu’une seule certitude : il ne s’agissait pas de détecteurs à infrarouge. Même cette longueur d’onde était trop chaude pour les membres de cette espèce.
Tout en effectuant son travail, Conway augmenta le chauffage jusqu’à ce que la sueur le couvrit. Cependant, il avait toujours froid, et il eut brusquement peur. Et s’il avait attrapé une maladie ? Lorsqu’il fut à l’extérieur, dans une atmosphère respirable, il regarda le petit indicateur qui avait été chirurgicalement enchâssé dans le derme de son avant-bras. Son pouls, sa respiration, sa balance endocrinienne, tout était normal, à l’exception d’irrégularités mineures sans doute provoquées par son inquiétude. Aucun corps étranger n’était présent dans son sang, et il se demandait ce qui pouvait bien se passer.
Conway termina sa visite le plus rapidement possible. Il se sentait à nouveau désorienté. Si son esprit lui jouait des tours, il ferait le nécessaire pour y remédier. Cela devait avoir un rapport avec la bande Telfi qu’il avait assimilée. O’Mara en avait parlé, bien qu’il ne pût se souvenir des termes employés par le Moniteur. Mais il se rendrait immédiatement dans la salle d’Éducation, O’Mara ou pas O’Mara.
Il croisa deux Moniteurs en chemin. Ils étaient tous deux armés. Conway, outré par le fait qu’ils portaient des armes à l’intérieur d’un hôpital, aurait dû ressentir son hostilité habituelle envers eux, mais il aurait voulu leur donner une tape dans le dos ou même les retenir. Il avait désespérément besoin d’avoir des gens autour de lui, pour leur parler, échanger des idées, des impressions, et ne plus ressentir cette horrible impression de solitude. Comme ils arrivaient à sa hauteur, Conway parvint à prononcer « Salut, » d’une voix tremblante. C’était la première fois de sa vie qu’il saluait des Moniteurs.
Un des deux hommes sourit un peu et l’autre hocha la tête. Tous deux lui adressèrent en passant des regards intrigués par-dessus leurs épaules, parce qu’il claquait des dents.
Il avait eu la ferme intention de se rendre dans la salle d’Éducation, mais à présent cette idée ne lui paraissait plus aussi bonne. Il y faisait sombre et froid, avec tous ces appareils et cette lumière tamisée. De plus, la seule compagnie qu’il pourrait y trouver serait celle de O’Mara. Conway aurait voulu pouvoir se perdre dans une foule, la plus dense possible. Il pensa au réfectoire proche et se dirigea vers lui. Puis, à une intersection de coursives, il vit un panneau qui indiquait Cuisines — Services 52 à 68 — Espèces DBDG, DBLF et FGLI, ce qui fit renaître en lui cette horrible impression de froid.