Il avait assisté à tant de morts et vu tant d’amputations durant les dernières heures, que sa sensibilité avait été tellement émoussée qu’il réagissait simplement comme une machine médicale. Cette impression de perte et d’affliction qu’il ressentait pour le Moniteur pouvait n’être qu’une résurgence temporaire de sa sensibilité. Il était cependant certain d’une chose : personne ne le transformerait, lui un médecin, en meurtrier. Il savait à présent que le corps des Moniteurs faisait plus de bien que de mal, mais il n’était pas un Moniteur.
Cependant, O’Mara et Lister étaient à la fois des Moniteurs et des médecins, et l’un d’eux était célébré dans toute la Galaxie. « Vaux-tu plus qu’eux ? » répétait une petite voix, quelque part dans son esprit. « Tu es seul, à présent, alors que l’hôpital est désorganisé et que des personnes meurent dans tous les services à cause de cette créature qui se trouve là-dessous. Quelles chances de survie penses-tu avoir ? Le chemin par lequel tu es venu est obstrué, et personne ne peut venir à ton aide, alors tu mourras toi aussi, non ? »
Désespérément, Conway essaya de se tenir à sa résolution, de s’en entourer comme d’une coquille. Mais cette voix insistante et apeurée qui résonnait dans son esprit, l’ébranlait. Ce fut avec une impression de soulagement qu’il vit les lèvres du Moniteur se mouvoir à nouveau. Il colla rapidement son casque contre le sien.
— … que c’est dur pour vous, qui êtes un médecin, disait faiblement la voix. Mais vous devez le faire. Supposons que vous soyez cet être qui se trouve dans la salle de contrôle. Supposons que vous soyez fou de peur et peut-être de douleur, puis que, durant un instant, vous retrouviez vos esprits et que quelqu’un vous explique ce que vous avez fait et combien de morts vous avez provoquées … ( Il y eut un instant de silence. ) Ne préfère-riez-vous pas mourir, plutôt que de poursuivre cet horrible massacre ?
— Mais, je ne peux …
— Ne voudriez-vous pas mourir, à sa place ?
Conway sentit sa coquille défensive se dissoudre autour de lui. Dans une dernière tentative pour retarder l’horrible décision, il dit avec désespoir :
— Eh bien, peut-être. Mais je n’arriverais pas à le tuer, même si je le voulais. Il me déchiquèterait avant même que je puisse m’en approcher.
— J’ai une arme.
Conway ne se souvenait pas avoir ôté le cran de sûreté, ou même avoir pris l’arme dans l’étui du Moniteur, mais elle se trouvait dans sa main et elle était braquée sur l’AACL. Conway avait la nausée, et il avait froid, mais il n’avait pas entièrement cédé à Williamson. À portée de sa main se trouvait un pulvérisateur de ce plastique à prise rapide qui permettait parfois de sauver une personne dont la combinaison avait été perforée, lorsqu’il était utilisé à temps. Conway voulait blesser la créature, l’immobiliser, puis resceller son scaphandre avec cette matière. Ce serait une chose dangereuse, mais il ne pouvait se résoudre à tuer délibérément un être intelligent.
Il leva son autre main pour affermir sa prise sur l’arme et viser, puis il pressa sur la détente.
Lorsqu’il abaissa les bras il ne restait plus grand-chose de l’être, hormis les quelques lambeaux de tentacules déchiquetés et agités de soubresauts qui étaient éparpillés dans toute la pièce. Conway regrettait de ne pas avoir mieux connu les armes, de ne pas avoir su que ce pistolet tirait des balles explosives et qu’il était réglé pour un tir en rafale …
Les lèvres de Williamson bougeaient à nouveau. Conway réunit leurs casques par pur réflexe. Plus rien ne pouvait encore l’intéresser, à présent.
— Tout va bien, docteur, disait le Moniteur. Il n’est plus …
— Non, il n’est plus, répéta Conway.
Il revint en arrière pour examiner l’arme du Moniteur. Il espérait qu’elle n’était pas vide. S’il restait une balle, une seule balle, il saurait comment l’utiliser.
— Cela a été dur, nous le savons, dit le commandant O’Mara. Sa voix n’était plus sèche et ses yeux gris acier étaient adoucis par de la sympathie et par quelque chose proche de la fierté. Un médecin n’a généralement pas à prendre de pareilles décisions avant d’être plus âgé, plus mûr, plus équilibré, si cela se produit. Vous êtes, ou vous étiez, un gosse trop idéaliste, qui ne savait même pas ce qu’étaient vraiment les moniteurs.
O’Mara sourit. Ses deux grosses mains se posèrent sur les épaules de Conway dans un geste bizarrement paternel.
— Faire ce que vous avez été obligé de faire aurait pu ruiner tant votre carrière que votre équilibre mental. Mais cela importe peu, car vous n’avez pas à vous sentir coupable de quoi que ce soit. Tout est pour le mieux.
Conway regrettait de ne pas avoir pensé à ouvrir le hublot frontal de sa combinaison et à en finir avec la vie avant que les techniciens ne pénètrent dans la salle de contrôle et ne l’emmènent, ainsi que Williamson, auprès de O’Mara. Le psychologue devait avoir perdu la raison. Lui, Conway, avait violé le serment de sa profession et il avait tué un être doué de raison. Non, rien n’allait pour le mieux.
— Écoutez-moi bien, disait O’Mara avec sérieux. Juste avant l’accident, les gars des communications ont pu enregistrer une image de la salle de pilotage du vaisseau, ainsi que de son occupant. Ce n’était pas votre AACL, comprenez-vous ? mais un AMSO, une des plus grosses formes de vie qui ont l’habitude de garder une créature de type AACL comme bête de compagnie. Il n’y a pas non plus le moindre AACL enregistré comme patient de cet hôpital. La chose que vous avez abattue était l’équivalent d’un chien fou de peur revêtu d’une combinaison protectrice. — O’Mara secoua l’épaule de Conway jusqu’à ce que sa tête fut ballotée. — Vous sentez-vous mieux, à présent ?
Conway se sentait renaître. Il hocha la tête sans dire un mot.
— Vous pouvez partir, ajouta O’Mara en souriant, et rattrapez votre retard de sommeil. En ce qui concerne l’entretien que nous devions avoir, je crains de ne pas disposer du temps nécessaire pour l’instant. Rappelez-le moi, un de ces jours, si vous pensez encore en avoir besoin …
XI
Pendant les quatorze heures durant lesquelles Conway dormit, l’arrivée des blessés diminua considérablement et la nouvelle que la guerre avait pris fin leur parvint. Les techniciens du corps des Moniteurs et les hommes des services d’entretien réussirent à dégager le tunnel des débris qui l’encombraient, et à réparer la coque extérieure endommagée. Une fois la pression rétablie, les réparations internes furent effectuées rapidement, et lorsque Conway s’éveilla et se mit en quête du Dr. Mannon, il découvrit que des patients avaient déjà été transférés dans une section qui, seulement quelques heures plus tôt, n’avait été qu’un enchevêtrement de poutrelles métalliques privé d’air et de lumière.
Il retrouva son supérieur dans un service annexe de la section des urgences FGLI. Mannon s’occupait d’un DBLF gravement brûlé dont le corps de chenille semblait minuscule sur une table qui était conçue pour recevoir les énormes FGLI Tralthiens. Deux autres DBLF, sous sédatif, ressemblaient à des ballots de draps posés sur un lit démesuré qui était placé contre le mur, et un autre était allongé sur un chariot-civière arrêté près de la porte.