« Quant à ses hommes, eh bien … — O’Mara conservait un ton de conversation banale, mais il était évident qu’il éprouvait des difficultés pour y parvenir. — Une grande partie d’entre eux ont dû venir me consulter professionnellement. Les plus chanceux, sans doute, n’en ont tout simplement pas cru leurs yeux. Les autres auraient de beaucoup préféré avoir vu des éléphants roses.
Il y eut un bref instant de silence, puis O’Mara ajouta :
— Mannon m’a dit que vous vous êtes drapé dans votre morale, et que vous avez refusé de lui répondre lorsqu’il vous a posé certaines questions. Je me demandais …
— Je regrette, mon commandant, répondit Conway avec gêne.
— Mais qu’est-ce que vous fichez, bon Dieu ? … Enfin, bonne chance tout de même. Terminé.
Conway se hâta d’aller retrouver Arretapec et de reprendre leur conversation là où elle avait été interrompue.
— Il a été stupide de ma part de ne pas tenir compte du facteur que constitue la taille, dit Conway au VUXG lorsqu’ils quittèrent le réfectoire, peu après. Mais à présent, nous avons …
— Stupide de « notre » part, ami Conway, corrigea Arretapec. Jusqu’ici, la plupart de vos idées ont été mises en pratique avec succès. Vous m’avez apporté une aide inappréciable, à tel point que je me demande parfois si vous n’avez pas deviné quel est mon but. J’espère que cette idée sera, elle aussi, fructueuse.
— Croisons les doigts.
Arretapec ne fit pas remarquer, ainsi qu’il l’aurait fait quelques temps plus tôt, que premièrement il ne croyait pas à la chance, et que deuxièmement il ne possédait pas de doigts. Arretapec avait acquis une compréhension certaine des idiotismes humains. Et Conway aurait à présent voulu que le VUXG lut dans son esprit, simplement afin qu’il pût savoir à quel point il désirait le soutenir dans sa tâche, à quel point il désirait que l’expérience, qui devait avoir lieu cet après-midi là, fût un succès.
Conway sentait la tension monter en lui tandis qu’ils se dirigeaient vers le vaisseau. Lorsqu’il donna ses instructions définitives aux techniciens et aux hommes du service d’entretien, et qu’il s’assura qu’ils sauraient bien quoi faire en cas d’urgence, il sut qu’il plaisantait et il riait trop facilement. Mais tous montraient des signes de tension. Un peu plus tard, cependant, alors qu’il se tenait à moins de cinquante mètres du patient et que son équipement pendait en feston autour de lui, comme les guirlandes d’un arbre de Noël — un bloc anti-gravité attaché autour de la taille, un focaliseur de projecteur tri-dimensionnel, une visionneuse fixée à la poitrine, et un émetteur-récepteur radio accroché à l’épaule — sa tension avait atteint le stade d’immobilité et de calme apparent d’un ressort tendu au maximum.
— Équipe du projecteur, parée, dit une voix.
— La nourriture est en place, dit une seconde voix.
— Opérateurs de rayons tracteurs et presseurs en ligne, annonça une troisième.
— Vous pouvez commencer, docteur.
Conway s’était adressé à Arretapec qui flottait devant lui, et sa langue devint brusquement sèche entre des lèvres encore plus sèches.
Il pressa un bouton du mécanisme de cadrage qui se trouvait sur sa poitrine, et, immédiatement, l’image d’un Conway qui avait quinze mètres de haut jaillit tout autour, et au-dessus, de lui. Il vit la tête du patient se redresser et il entendit le hennissement aigu qu’il émettait lorsqu’il était énervé ou effrayé, et qui contrastait bizarrement avec sa taille. Puis il vit le reptile reculer à pas lourds en direction du lac. Mais Arretapec projetait ses ondes cérébrales vers les deux petits cerveaux, presque rudimentaires, du brontosaure. Il l’inondait de vagues apaisantes, et l’animal sembla se calmer. Très lentement, afin de ne pas l’effrayer, Conway se pencha et ramassa quelque chose qu’il plaça devant la bête. Au-dessus et tout autour de lui, son image de quinze mètres faisait de même.
Mais au point où l’image de la grande main toucha le sol se trouvait une botte de verdure, et lorsque la main immatérielle se souleva, la botte la suivit, maintenue en position au point de rencontre de trois rayons presseurs manipulés délicatement. La botte fraîche et humide de végétation et de palmes sembla avoir été posée près du dinosaure par la main gigantesque qui se retirait à présent.
Après ce qui sembla à Conway durer une éternité, le cou massif s’incurva vers le bas. Le dinosaure commença par pousser la nourriture avec sa tête, puis il se mit à la grignoter …
Conway refit les mêmes mouvements, à de nombreuses reprises. Et, chaque fois, lui et son double de quinze mètres s’approchaient imperceptiblement du reptile.
Il savait que le brontosaure pourrait, au moment décisif, préférer manger la végétation qui croissait autour de lui. Mais, étant donné que le pulvérisateur du Dr. Hardin était passé à l'action, ce n'était pas une nourriture au goût très agréable. Par ailleurs, le reptile devait déjà avoir reconnu dans ce que lui donnait Conway sa bonne vieille nourriture : la verdure juteuse, fraîche et sucrée, qu'il avait l'habitude de manger et qui avait inexplicablement disparu un beau jour. Il cessa bientôt de grignoter, pour avaler goulûment tout ce que semblait lui donner Conway.
— C'est bon, dit le Terrien. Passons au deuxième stade …
VI
Se guidant grâce à la petite visionneuse sur laquelle il voyait l'image de son double en même temps que celle du dinosaure, Conway s'avança à nouveau. Un autre rayon presseur, dont les mouvements étaient synchronisés sur ceux de la main qui paraissait tapoter le grand cou du patient, entra en action et lui administra des pressions fermes mais modérées. Après un premier instant de panique, le brontosaure se remit à manger. Il frissonnait, parfois, et Arretapec expliqua que ce contact engendrait chez la créature une sensation de plaisir.
— Maintenant, nous allons le malmener un peu …
Deux grosses mains vinrent se coller contre le flanc de la bête, et les rayons presseurs la renversèrent avec un bruit de tremblement de terre. A présent terrorisée, la créature se balançait et se soulevait follement en de vaines tentatives pour redresser son corps lourd et maladroit. Mais au lieu de lui infliger des coups mortels, les grandes mains continuaient de jouer avec elle. Le brontosaure s'apaisa et extériorisa son plaisir lorsque les mains changèrent de position. Les rayons tracteurs et presseurs saisirent le corps étendu, le redressèrent, et le firent basculer de l'autre côté. Grâce à la ceinture anti-gravité qui augmentait sa mobilité, Conway se mit à sautiller autour du brontosaure, tandis qu'Arretapec, qui était en contact avec les cerveaux du patient, lui indiquait constamment quelles étaient ses réactions aux divers stimuli. Conway frappait, caressait, rouait de coups, et faisait basculer le reptile géant avec ses mains agrandies et immatérielles. Il lui tirait la queue, lui tapotait le cou, tandis que les opérateurs de rayons presseurs et tracteurs faisaient des prodiges pour maintenir une synchronisation parfaite.