Tour à tour plein d’espoir ou désespéré, Conway attendait. L’intensité de ses sentiments le mettait par instants en sueur. Il ne se serait jamais senti si mal, cela n’aurait pas eu autant d’importance pour lui, s’il n’avait découvert quels étaient les desseins d’Arretapec, ou s’il ne s’était pas finalement mis à aimer cet être collant, parfait, et trop condescendant. Mais n’importe quelle créature qui possédait un esprit tellement supérieur, et qui avait des projets tels que les siens avait le droit de se montrer condescendante.
Brusquement, l’énorme tête rompit la surface des flots et la colossale créature se hissa sur la rive. Lentement, lourdement, ses pattes postérieures se plièrent et son long cou se tendit vers le haut. Emily voulait à nouveau jouer.
Quelque chose se serra dans la gorge de Conway. Il regarda le point où une douzaine de ballots d’excellente verdure étaient entreposés, prêts à être utilisés. Une de ces balles venait déjà vers eux. Conway agita brusquement la main et cria :
— Oh, vous pouvez tout lui donner ! Elle l’a bien mérité …
— … Et quand Arretapec a vu quelles étaient les conditions climatiques sur le monde du patient, dit un peu sèchement Conway, et que ses facultés prémonitoires lui ont appris quel serait le futur probable des brontosaures, il a tout simplement voulu essayer de modifier cet avenir.
Conway se trouvait dans le bureau du psychologue en chef, à qui il faisait un rapport verbal. Autour de lui, il pouvait voir les visages attentifs de O’Mara, de Hardin, de Skempton, ainsi que celui du directeur de l’hôpital, le Dr. Lister. Il ne se sentait guère à l’aise lorsque, après s’être éclairci la voix, il poursuivit son explication.
— Mais Arretapec appartient à une race ancienne et fière, et le fait d’être télépathe ajoute à sa sensibilité, car les êtres doués de ce don perçoivent vraiment ce que les autres pensent d’eux. Ce que Arretapec se proposait de faire était si radical, et risquait tellement de couvrir sa race et lui-même de ridicule en cas d’échec, qu’il devait garder le secret. Tout ce qu’il avait trouvé sur la planète des brontosaures indiquait qu’aucune forme de vie intelligente ne leur succéderait après leur extinction et, géologiquement parlant, cette extinction était proche. L’espèce du patient existe depuis très longtemps et elle n’a pu survivre à ses nombreux ennemis que grâce à sa queue armée de cornes et à sa nature amphibie. Mais les changements climatiques sont imminents, et ces êtres ne pourront pas suivre leur soleil vers l’équateur, parce que la surface de leur planète est constituée d’un grand nombre de petits continents isolés par des océans. Un brontosaure ne peut traverser un océan à la nage. Mais Arretapec a pensé que si l’on pouvait développer la faculté latente de téléportation chez ce reptile, la barrière constituée par les océans disparaîtrait, et avec elle le danger d’extinction que représente le froid et le manque de nourriture. Et c’est à cela qu’est parvenu le Dr. Arretapec.
— Mais s’il a pu offrir au brontosaure la capacité de se téléporter en agissant directement sur son cerveau, pourquoi ne peut-il pas en faire autant pour nous ? demanda alors O’Mara.
— Sans doute parce que nous nous en passons très bien, répondit Conway. D’autre part, il fallait faire comprendre au patient que cette capacité était indispensable à sa survie. Une fois qu’il aurait compris cela, cette capacité serait utilisée et transmise, parce qu’elle est latente chez presque toutes les espèces. À présent qu’Arretapec a prouvé que cela était possible, tous les siens voudront l’imiter. Développer l’intelligence sur ce qui serait autrement une planète morte est le genre de projet grandiose qui enthousiasme les espèces à l’esprit élevé …
Conway pensait à ce qu’il avait entrevu dans l’esprit d’Arretapec : l’image d’une civilisation qui se développerait sur le monde des brontosaures, et la vision des êtres monstrueux mais étrangement gracieux qui y vivraient dans un futur très, très lointain. Mais il ne mentionna pas ces pensées à haute voix.
— Comme la plupart des télépathes, se contenta-t-il de dire, Arretapec était à la fois scrupuleux et il avait tendance à mépriser les méthodes purement matérielles de recherche. Ce n’est que lorsque je lui ai amené le chien du Dr. Mannon, et que je lui ai prouvé qu’une excellente façon de développer de nouvelles capacités chez un animal est de lui apprendre des tours, de jouer avec lui, que nous avons progressé. Je lui ai montré ce tour qui consiste à jeter des coussins sur le chien, et à le rudoyer un peu, pour qu’ensuite il les mette lui-même en tas afin qu’on les jette sur lui. Je lui ai ainsi prouvé que les créatures à l’esprit peu développé se soucient peu, dans certaines limites, évidemment, d’être un peu malmenées …
— Voilà donc à quoi vous avez occupé vos loisirs, dit O’Mara en regardant pensivement le plafond.
— J’estime que vous minimisez votre rôle, fit remarquer le colonel Skempton après avoir toussé. Vous avez pris une heureuse initiative en bourrant cette coque de rayons presseurs et tracteurs …
— Il y a encore une chose, l’interrompit rapidement Conway. Arretapec a entendu certains hommes appeler notre patient Emily. Il aimerait bien en connaître la raison, avant de repartir.
— Il aimerait bien, répéta O’Mara avec dégoût. Apparemment, un des hommes du service d’entretien qui aime les ouvrages de fiction du passé, et plus particulièrement les œuvres des sœurs Brontë : Charlotte, Emily et Anne, pour être exact, a donné au patient le sobriquet d’Emily Bronto. Je dois avouer que j’éprouve un intérêt pathologique pour un pareil esprit …
À voir O’Mara, on aurait pu croire qu’une odeur nauséabonde flottait dans la pièce.
Conway émit un grognement de sympathie. En prenant congé, il se dit que le plus difficile restait à faire : expliquer au Dr. Arretapec ce qu’était un jeu de mots.
Le lendemain, Arretapec et le dinosaure repartirent à bord du vaisseau. Le Moniteur qui occupait le poste d’intendant chargé de l’approvisionnement de l’hôpital poussa un soupir de soulagement, et Conway fut à nouveau affecté au travail de salle. Mais, cette fois, il n’était plus une simple machine médicale, il était responsable d’une section du service pédiatrique. Et bien qu’il dût utiliser des données, des médicaments, et des archives que lui fournissait Thornnastor, le diagnosticien responsable du service de pathologie, plus personne ne lui respirait dans le cou. Il pouvait visiter cette section et se dire que c’était « son » service. Et O’Mara lui avait même promis un assistant !
— … Dès que je vous ai vu, j’ai compris que vous vous entendriez mieux avec des extra-terrestres qu’avec des membres de votre espèce, lui avait dit le commandant. Vous associer au Dr. Arretapec a, en quelque sorte, constitué un essai, que vous avez passé brillamment. Et l’assistant que je vous donnerai d’ici quelques jours en sera également un. — O’Mara s’était interrompu, avait secoué la tête, l’air étonné. — Non seulement vous vous en tirez admirablement bien avec les extra-terrestres, mais je n’ai jamais entendu dire que vous pourchassiez des femmes de votre propre espèce.
— Je n’en ai pas le temps, répondit Conway avec sérieux. Et je doute l’avoir un jour, d’ailleurs.
— Oh, la misogynie est une névrose acceptable, avait répliqué O’Mara, avant de parler de son nouvel assistant.
Conway était retourné dans son service, et il s’était mis à travailler avec encore plus d’ardeur que si un professeur l’avait constamment surveillé par-dessus son épaule. Il était trop occupé pour entendre les rumeurs qui commençaient à circuler à propos de l’étrange patient qui avait été admis dans la salle d’observation numéro trois.