Conway soupira.
— Crachez le morceau. De toute façon, la situation ne peut pas empirer …
Mais Conway se trompait lourdement.
Lorsque Prilicla eut terminé son explication, Conway éloigna sa main de l’interrupteur de l’interphone, comme si celui-ci était brusquement devenu brûlant.
— Je ne peux pas le mettre au courant par l’interphone, dit-il. Des patients, ou même des membres du personnel, pourraient entendre notre conversation et ce serait la panique.
Il hésita un instant, puis il cria :
— Venez, nous devons retrouver O’Mara.
Mais le psychologue en chef n’était pas dans son bureau ni dans la salle d’Éducation. Cependant, un de ses assistants leur apprit où il devait se trouver. Ils se précipitèrent vers le quarante-septième niveau et la salle d’observation numéro trois.
C’était une pièce immense maintenue à une pression et une température qui convenaient à des êtres à sang chaud respirant de l’oxygène. Les médecins DBDG, DBLF et FGLI y effectuaient les premiers examens des cas les plus troublants, ou les plus exotiques. Les patients, si l’environnement ne leur convenait pas, étaient abrités dans de grandes cuves étanches espacées à intervalle régulier le long des murs. Conway pouvait voir un groupe de médecins de toutes les formes et de toutes les espèces réunis autour d’une cuve transparente qui se dressait au centre de la salle. Elle devait contenir le SRTT agonisant dont Conway avait entendu parler, mais il ne pouvait se laisser distraire avant d’avoir parlé à O’Mara.
Il aperçut le psychologue au bureau des communications, et il se hâta dans sa direction.
O’Mara écouta impassiblement Conway tandis que ce dernier s’expliquait. Il ouvrit plusieurs fois la bouche pour l’interrompre, mais il se ravisa à chaque fois, la refermant en une ligne de plus en plus étroite et sinistre. Mais lorsque Conway parla du traducteur brisé, O’Mara lui fit signe de se taire, et il abaissa l’interrupteur de son interphone du même mouvement de la main.
— Passez-moi la division technique, le colonel Skempton, aboya-t-il. Colonel, notre fugitif se trouve aux alentours de la salle de pédiatrie FROB. Mais je crains qu’il n’y ait une complication … Il a perdu son traducteur … — Il fit une brève pause, avant d’ajouter — J’ignore moi aussi comment nous pouvons apaiser quelqu’un qui ne peut pas nous comprendre. Mais faites votre possible. Quant à moi, je vais étudier le problème sous l’angle des communications.
— Il leva puis abaissa à nouveau l’interrupteur.
— Colinson, des communications … Bonjour commandant Colinson. Je veux être relayé à l’équipe d’exploration des Moniteurs qui se trouve sur la planète du SRTT. Oui, celui sur lequel je vous ai demandé des renseignements, voici quelques heures. Pouvez-vous arranger ça ? Et faites-leur préparer une bande sonore dans la langue natale du SRTT. Je vous en dicterai le contenu dans un instant. Vous la passerez directement ici. La substance du discours, qui doit être dit par un SRTT adulte, sera approximativement la suivante …
Il s’interrompit comme la voix du commandant Colinson jaillissait du haut-parleur. Le responsable des communications rappelait à un certain raccommodeur de cerveaux que la planète des SRTT se trouvait presque à l’autre extrémité de la Galaxie, que la radio sub-spatiale était sujette à de nombreux parasites, et que le temps que le signal leur parvienne chaque étoile se trouvant sur son chemin l’aurait déformé avec sa part de perturbations, ce qui rendrait le message inintelligible.
Les espèces SRTT vivaient extrêmement longtemps, expliqua rapidement O’Mara. Ces êtres étaient hermaphrodites et se reproduisaient par scissiparité à intervalles très grands et avec énormément de douleur et d’efforts. Il y avait en conséquence un lien de très grande affection et ( chose bien plus importante en raison des circonstances ) de discipline, entre les enfants et les adultes de cette espèce. L’on croyait déjà, que quels que fussent les changements de forme d’un de ces êtres, il essayait toujours de conserver la voix et les organes auditifs qui lui permettaient de communiquer avec ses semblables.
Si un des adultes qui se trouvaient sur la planète mère pouvait préparer un sermon d’ordre général qui s’adressait aux jeunes qui se conduisaient mal, et si ce même discours pouvait être relayé jusqu’à l’Hôpital Général du secteur douze et être diffusé par le service des communications intérieures jusqu’au fugitif, alors l’obéissance innée du jeune SRTT envers ses aînés ferait le reste.
— Et cela devrait mettre un terme à cette petite crise, dit O’Mara en s’adressant à Conway après avoir coupé la communication. Avec un peu de chance, notre visiteur sera calmé dans quelques heures. Vos ennuis sont terminés, vous pouvez vous détendre …
Le psychologue s’interrompit. Il venait de remarquer l’expression de Conway.
— Vous ne m’avez pas encore tout dit ? lui demanda-t-il.
Conway hocha la tête et désigna son assistant.
— C’est le docteur Prilicla qui l’a décelé, par empathie. Vous devez comprendre que le fugitif est psychologiquement très troublé : chagrin pour la mort de son parent, peur éprouvée au sas six lorsque tout le monde s’est précipité vers lui, et à présent cette expérience traumatisante dans la salle de pédiatrie FROB. Il est jeune, sans maturité, et ce qu’il vient de vivre l’a ramené au stade animal ou seul l’instinct le … hé bien … — Conway s’humidifia les lèvres. — Quelqu’un a-t-il calculé depuis combien de temps le SRTT n’a pas mangé ?
O’Mara perçut immédiatement tout ce qu’impliquait cette question. Il pâlit brusquement et décrocha à nouveau le micro.
— Trouvez-moi Skempton, vite !.. Skempton ? … Colonel, je ne voudrais pas paraître mélodramatique, mais voudriez-vous utiliser le brouilleur de votre interphone ? Nous avons un nouveau problème …
Avant de partir, Conway se demanda s’il avait le temps de jeter un coup d’œil au SRTT qui agonisait, ou s’il devait retourner immédiatement dans son service. Dans la section FROB, Prilicla avait détecté dans l’esprit du fugitif de la faim en plus de la peur et de la confusion, et c’était la communication de cette découverte qui avait amené tout d’abord Conway, puis O’Mara et Skempton, à comprendre quelle menace redoutable représentait à présent le visiteur. Les jeunes de toutes les espèces sont notoirement égoïstes, cruels et asociaux, Conway le savait, et poussé par les affres de la faim, celui-ci deviendrait certainement cannibale. Désorienté comme il l’était, le jeune SRTT n’en aurait probablement même pas conscience, mais cela ne ferait aucune différence pour ses victimes.
Si seulement la plupart des patients de Conway n’avaient pas été si petits, si vulnérables, et si … appétissants.
D’autre part, un rapide regard au vieillard pourrait lui suggérer une méthode pour capturer le jeune. La curiosité qu’il éprouvait pour le mourant n’y était naturellement pour rien …
Il approchait de la cuve pour regarder le patient qui s’y trouvait, tout en essayant de ne pas gêner le medecin terrien qui lui en masquait la vue, lorsque l’homme se tourna, irrité.
— Pourquoi diable ne grimpez-vous pas sur mon dos, pendant que vous … Oh, c’est vous Conway ? Vous êtes venu ici pour nous faire part d’une autre théorie fantastique, je suppose ?
C’était Mannon, le médecin qui avait été autrefois le supérieur immédiat de Conway et qui était à présent devenu un professeur sur le point d’acquérir le statut de diagnosticien. Il avait sympathisé avec Conway dès son arrivée à l’hôpital, avait-il expliqué à plusieurs reprises alors que Conway pouvait l’entendre, parce qu’il avait un faible pour les chiens, les chats, et les internes. En temps normal, il ne lui était permis de garder en permanence que trois bandes éducatives dans son cerveau — celle d’un Tralthien spécialiste en microchirurgie, et celles de deux chirurgiens appartenant aux espèces LSVO et MSVK qui vivaient sous faible gravité — raison pour laquelle ses réactions étaient humaines durant de longues périodes de chaque journée. Pour l’instant, il regardait Prilicla qui voletait sur le pourtour de la foule, avec les sourcils levés.