Conway commença à donner des détails sur le caractère et les talents de son nouvel assistant, mais il fut interrompu par Mannon qui disait d’une voix forte :
— Ça suffit, mon gars. Vous commencez à ressembler à un témoin non sollicité. Un toucher léger et la faculté d’empathie vous seront très précieux dans votre travail habituel, je peux vous le garantir. Mais vous choisissez toujours d’étranges associés : des boules de glue qui lévitent, des insectes, des dinosaures, et j’en passe. Tous des êtres pour le moins singuliers, vous devrez l’admettre. Il n’y a que pour cette infirmière du vingt-troisième niveau que j’admire votre goût …
— Faites-vous des progrès, professeur ?
Conway était fermement décidé à faire revenir la conversation sur le sujet principal. Mannon était le meilleur des hommes, mais il avait la fâcheuse habitude de se moquer un peu trop des gens.
— Aucun, répondit Mannon. Et ce que j’ai dit sur les théories fantastiques est un fait. Nous en faisons tous, ici, et nous n’arrivons nulle part. Les techniques normales de diagnostic sont entièrement inutiles. Vous n’avez qu’à regarder cette chose !
Mannon s’écarta. Conway eut l’impression qu’on avait posé un crayon sur son épaule, et il sut que Prilicla se trouvait derrière lui et qu’il désirait également voir le SRTT.
VI
L’être qui se trouvait dans la cuve était indescriptible pour la simple raison qu’il avait essayé de devenir plusieurs choses à la fois, lorsque le processus de dissolution avait commencé. On pouvait voir des appendices articulés ou tentaculaires, des plaques de tégument recouvertes d’écailles, d’épines, ou de peau, qui se plissaient en des semblants de bouches et d’ouïes, le tout formant un salmigondis répugnant. Cependant, aucune de ces caractéristiques physiques n’était précise, parce que toute cette masse flasque s’était fondue, érodée, comme une statuette de cire laissée trop longtemps à la chaleur. Des gouttes d’eau suintaient continuellement du corps du malade pour tomber au fond de la cuve où le niveau de liquide atteignait presque dix-huit centimètres.
Conway avala sa salive avant de dire :
— En tenant compte des possibilités d’adaptation de cette espèce, de son immunité aux dommages physiques et autres, et en tenant également compte de l’aspect pour le moins disparate de son corps, j’estime fort possible que le problème soit d’ordre psychologique.
Mannon le regarda de bas en haut avec une expression sidérée.
— Des causes psychologiques ? Stupéfiant ! Eh bien, qu’est-ce qui pourrait mettre dans un pareil état un être immunisé contre les dommages physiques et les microbes, hormis un dérèglement de sa machine à penser ? Mais peut-être alliez-vous être plus précis ?
Conway sentit une onde de chaleur gagner ses oreilles et son cou. Il ne répondit rien.
Mannon émit un grognement, puis ajouta :
— Le produit de cette fonte n’est que de l’eau, plus quelques microorganismes inoffensifs en suspension. Nous avons essayé toutes les méthodes de traitement physique et psychologique auxquelles nous avons pu penser, mais sans obtenir le moindre résultat. Maintenant, quelqu’un suggère de congeler le patient, à la fois pour interrompre sa fonte et pour nous donner le temps de trouver quelque chose d’efficace. Mais nous n’avons pas été autorisés à le faire parce qu’en raison de son état actuel, cela le tuerait irrémédiablement. Deux télépathes ont essayé d’accorder leurs esprits sur le sien et de projeter une image mentale capable de le ramener à la raison, et O’Mara a été chercher au moyen-âge des méthodes telles que les électrochocs, mais rien n’a été efficace. Ensemble, nous avons réunis les points de vue de presque toutes les espèces de la Galaxie, et nous ne sommes toujours pas parvenus à trouver une base sur laquelle …
— Si le problème est vraiment d’ordre psychologique, j’aurais pensé que les télépathes …
— Non, l’interrompit Mannon. Pour cette espèce, l’esprit et la fonction de mémoire sont répartis également dans tout le corps, et non abrités dans un cerveau. Si ce n’était pas le cas, le SRTT ne pourrait pas opérer de telles modifications de son apparence. À présent, l’esprit de l’être se retire, drainé à l’extérieur du corps en des unités de plus en plus petites. Si petites que les télépathes ne peuvent plus les percevoir.
« Ce SRTT est une vraie monstruosité, ajouta pensivement Mannon. Son espèce a évolué à partir d’une forme de vie marine, naturellement, mais son monde a ensuite été le théâtre d’une intense activité volcanique accompagnée de tremblements de terre, et finalement une instabilité mineure de son soleil l’a transformé en désert. Ses habitants ont dû s’adapter pour survivre à tous ces bouleversements. Et leur méthode de reproduction, un processus de scission qui provoque la perte d’une partie importante de la masse parentale, est également à prendre en considération. Cela implique que l’embryon naît avec une partie de la structure cellulaire corps-esprit de son parent. Aucun souvenir conscient n’est transmis au nouveau-né, mais il conserve au niveau du subconscient les données qui lui permettent de changer d’aspect …
— Mais cela voudrait dire que la mémoire inconsciente d’un membre de cette espèce doit remonter …
— Oui, et c’est l’inconscient qui est le siège de toute psychose, intervint O’Mara qui venait de les rejoindre. N’en dites pas plus, cela me donne des cauchemars. Imaginez-vous en train de psychanalyser un malade dont le subconscient est vieux de cinquante mille ans !
La conversation se tarit peu après, et Conway, toujours inquiet à propos des activités du jeune SRTT, regagna hâtivement son service. Toute la zone était bondée d’hommes du service d’entretien et de Moniteurs vêtus de vert, mais le fugitif n’avait pas été à nouveau aperçu. Conway plaça une infirmière DBDG, celle que Mannon trouvait à son goût, de garde en combinaison de plongée à l’intérieur de la salle AUGL, parce qu’il s’attendait à du nouveau en ce lieu, à n’importe quel instant, et il s’apprêta avec Prilicla à aller visiter la salle de pédiatrie de la section de méthane.
Ce qu’ils avaient à faire parmi ces êtres au sang froid relevait de la simple routine, et Conway harcela Prilicla de questions sur l’état émotionnel du vieil SRTT qu’ils venaient de quitter. Mais le GLNO ne pouvait guère l’aider. Tout ce qu’il put dire, c’était qu’il avait perçu un besoin pressant de dissolution qu’il ne pouvait décrire avec plus de précision, parce qu’il ne trouvait rien, dans sa propre expérience, à quoi il pouvait le comparer.
Lorsqu’ils furent à nouveau à l’extérieur, ils découvrirent que Colinson n’avait pas perdu de temps. Les haut-parleurs débitaient une suite de mugissements entrecoupés de parasites à travers lesquels on pouvait percevoir un faible gloussement extra-terrestre : sans doute la bande sonore SRTT. Conway pensa que s’il s’était trouvé à la place d’un jeune garçon effrayé, qui écoutait une voix essayant de s’adresser à lui à travers ce fracas épouvantable, il ne se serait senti aucunement rassuré. De plus, l’atmosphère de la planète natale du SRTT devait certainement avoir une densité différente, ce qui augmentait encore la distorsion de la voix. Il n’en parla pas à Prilicla, mais Conway pensait que ce serait un véritable miracle si cette avalanche sonore obtenait les résultats escomptés par O’Mara.