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Jean-Claude Mourlevat

L’homme qui levait les pierres

Petit Poche

Jean-Claude Mourlevat aime les histoires : les lire, les raconter et bien sûr les écrire. Il habite à la campagne, près de Saint-Étienne. Il adore aller au cinéma, au théâtre, se promener à pied ou à bicyclette, jouer avec ses deux enfants et voyager.

© ÉDITIONS THIERRY MAGNIER, 2004

ISBN 2-84420-289-6

Loi n° 49-956 du 16 juillet 1949

sur les publications destinées à la jeunesse

Conception graphique : Bärbel Paulitsch-Müllbacher

1

Il y avait dans le Sud un homme qui levait les pierres et, chaque dimanche, sur la place du village, il faisait admirer sa force prodigieuse.

— Est-ce que c’est l’homme le plus fort du monde ? demandaient les enfants.

Et les pères répondaient, mais sans rire, et avec ce vrai sérieux qu’ont les adultes quand ils parlent entre eux :

— Oui, mon garçon, je pense que notre Ruper Oaza est l’homme le plus fort du monde.

Les gens venaient de très loin pour le voir. Dès le matin, des familles entières s’installaient sur les gradins de bois, leur casse-croûte à la main. Elles y passaient la journée à attendre. Pour les faire patienter, on leur chantait, en chœur et dans la langue du pays, la chanson de Ruper. Elle disait que Ruper était plus puissant que le sanglier et plus souple que le chevreuil, qu’il était capable de soulever une église et de la reposer plus loin.

On leur montrait ensuite les jeux de force : des garçons robustes sciaient des troncs d’arbres, hissaient des bottes de paille avec une corde ou faisaient la course en portant des sacs de blé sur leurs épaules. Les gens applaudissaient, mais par politesse seulement, car ce qu’ils voulaient voir, c’était Ruper Oaza, le leveur de pierres.

2

Il arrivait toujours en fin d’après-midi, dans une vieille voiture poussiéreuse et cabossée, conduite par l’aîné de ses trois fils. Les deux autres se tenaient assis sur les ridelles de la remorque attelée derrière.

Tous les trois, qui avaient entre vingt et trente ans, unissaient leurs efforts pour mettre au sol la pierre de Ruper Oaza. Elle était parfaitement ronde et logée dans une marmite de fonte. Les trois frères renversaient la marmite en faisant : « Ho hisse ! » L’énorme pierre roulait, tombait de la remorque et s’enfonçait dans la terre avec un bruit sourd et profond.

« Hou-ou… » soufflaient les spectateurs et ils se disaient tous : aucun homme ne peut soulever cette pierre.

Ruper Oaza descendait alors de la voiture. Il était immense et velu. Il ressemblait à un gladiateur avec sa large ceinture de cuir enroulée quinze fois autour du ventre, ses épaulettes de métal, ses sandales et son crâne rasé. Il ne regardait personne.

Dans un silence incroyable (même les chiens se taisaient), il se campait derrière la boule de pierre, fermait les yeux quelques secondes, s’avançait vers elle, lui parlait, la caressait des deux mains, l’enlaçait de toute son envergure, la pressait contre lui, puis il se raidissait soudain et… il la soulevait.

Il la soulevait.

Il la maintenait un peu contre sa poitrine, la faisait passer sur son épaule droite et rouler sur sa nuque. Puis il s’avançait de trois pas, les bras largement écartés du corps et se tenait quelques secondes dans cette posture, face au public. À cet instant, on croyait voir, surgi de l’Antiquité, le géant Atlas portant la Terre.

Alors, il laissait retomber la pierre et restait un instant derrière elle, immobile, comme s’il attendait encore quelque chose. Les spectateurs se levaient lentement, sans applaudir, en signe de grand respect. Ruper les remerciait d’un hochement de tête presque triste et regagnait la voiture.

Ses fils, à trois, faisaient rouler la pierre dans la marmite renversée. Ils la hissaient, à trois, sur la remorque qui s’affaissait sous le poids. Leurs muscles saillaient, les veines de leur cou se gonflaient, car la pierre de Ruper Oaza pesait très lourd. Le double exactement de la pierre la plus lourde qu’on ait jamais soulevée dans ce pays où pourtant les hommes sont forts.

3

Peio avait douze ans et vivait seul avec sa mère. Ce garçon était maigre comme un poulet plumé. Chaque dimanche, assis à la première rangée des gradins, il écarquillait les yeux. Un soir, il demanda :

— Maman, pourquoi Ruper Oaza est-il triste chaque fois qu’il a soulevé sa pierre ?

— Il n’est pas triste, répondit sa mère. Il n’y a que toi qui crois ça. C’est un homme taciturne, voilà tout.

Un autre soir, il annonça :

— Maman, je vais aller voir Ruper Oaza et lui demander de m’apprendre à lever la pierre.

— Peio, dit la mère, tu dois savoir qu’Oaza n’enseigne son art à personne, pas même à ses propres fils. Il se moquera de toi si tu y vas.

Peio en parla à quelques amis qui s’étranglèrent de rire en l’imaginant tout menu à côté du colosse. Mais il y alla tout de même, un jour, après l’école. Il trouva Ruper Oaza en train de boire son café.

— Que veux-tu ? demanda le géant d’une voix étonnamment douce.

— Je veux que tu m’apprennes à lever la pierre.

Ruper ne se moqua pas de lui. Il le regarda en soufflant sur sa tasse brûlante. Peio ne baissa pas les yeux.

— Montre-moi tes mains, dit Ruper.

Peio tendit ses doigts fragiles et délicats.

— Relève tes manches.

Peio retroussa ses manches sur deux bras maigres comme des bâtons.

— Montre-moi tes épaules.

Peio déboutonna sa chemise et découvrit ses deux petites épaules pointues.

— Comment t’appelles-tu ?

— Peio.

Le géant l’observa tranquillement, vida sa tasse, l’observa à nouveau, puis :

— Je te prends, Peio. Tu viendras demain à la même heure pour ta première leçon.

Le lendemain, Peio était là avec cinq minutes d’avance.

— C’est bien, dit Ruper Oaza, j’ai presque fini mon café. Bois donc un bol de lait en attendant.

Peio avala son bol en deux gorgées tant il avait hâte de commencer.

— Voilà, je suis prêt.

— Va laver ton bol, dit Ruper.

Un peu surpris, Peio courut laver son bol à l’évier. Il l’essuya même avec le torchon accroché au clou, et il le reposa avec les autres bols, dans le buffet.

— Et maintenant, tu me donnes ma première leçon ?

— C’était la première leçon, répondit Oaza. Rentre chez toi et reviens demain pour la deuxième.

4

Le lendemain, ils descendirent dans la cour où se trouvaient la voiture et la remorque. Peio chercha des yeux la pierre ronde qu’il aurait à soulever pour commencer son entraînement. Mais il n’en vit pas. Ruper Oaza prit un bâton d’un mètre de long, le lui glissa dans le dos, sous la chemise, et sous la ceinture du pantalon.

— Marche !

Peio avança d’un pas raide.

— Ta colonne vertébrale doit être aussi droite que le bâton, dit Ruper. Elle doit le suivre exactement. C’est le bâton qui a toujours raison. Marche !

Peio traversa la cour, encore et encore.

— Rentre ton menton ! disait Ruper, et grandis-toi.

Ou bien :

— Respire normalement, tu n’es pas sous l’eau !