— Vous devez donc y aller vous-même. » C’était donc ça. « Autrement dit, vous me laissez tout seul à Midway.
— Exactement. »
Drakon haussa les épaules. « Si vous revenez avec le cuirassé, peu importeront les parties que j’aurai jouées et gagnées en votre absence. Vous aurez la haute main.
— Et s’il n’était qu’une fable ? Ou si ses armes déjà opérationnelles m’interdisaient de l’arraisonner, me contraignant à ne rentrer à Midway qu’avec ce dont j’aurai pu m’emparer, voire moins encore si je perdais des vaisseaux durant l’opération ? »
Drakon se renversa dans son fauteuil et se massa la figure d’une main. « Il vous faudra me faire confiance. »
Iceni poussa un gros soupir. « Revenons sur votre dernière déclaration, général Drakon, et dites-moi si elle ne contient rien qui vous inciterait à peser le pour et le contre si j’en avais été moi-même l’auteur.
— Ce mot de “confiance” risquerait sans doute de me poser problème. » Il ouvrit les mains. « Je ne peux pas vous donner quelqu’un en otage pour que vous puissiez me croire les mains liées. Je pourrais vous promettre de ne pas vous trahir, mais que vaut la parole d’un CECH ? La mienne est assurément de bon aloi, et c’est sans doute pourquoi je ne la donne pas souvent, mais je sais que vous n’avez aucune raison de me prendre au mot. J’ai joué franc-jeu avec vous jusque-là.
— Autant que je sache.
— Quel choix nous reste-t-il, madame la présidente ? Nous regarder en chiens de faïence à Midway, chacun braquant ses armes sur l’autre jusqu’à ce qu’une flottille assez puissante pour nous liquider tous les deux débarque de Prime ? Ce serait partir du principe que celui qui l’emportera à Taroa ne se persuadera pas qu’il serait bien commode de contrôler un portail de l’hypernet et n’enverra pas ce cuirassé prendre le pouvoir ici avant le gouvernement de Prime. »
Iceni fixa ses mains posées sur la table puis releva les yeux. « Que souhaitez-vous à Midway, général Drakon ? »
Les réponses possibles étaient nombreuses, mais la plupart mensongères ou inexactes. Il lui retourna son regard et décida de lui servir la vérité, du moins telle qu’il la concevait lui-même. « Quelque chose de préférable à ce que j’ai connu en grandissant. Qui vaille la peine qu’on meure pour elle s’il fallait en arriver là.
— Je connais vos états de service. Vous avez eu de nombreuses occasions de mourir pour les Mondes syndiqués.
— Et ça m’aurait agacé. Très sérieusement. Bon sang, je me fichais complètement des Mondes syndiqués ! J’essayais seulement de protéger ceux que j’aimais, même s’ils se trouvaient à des dizaines ou des centaines d’années-lumière. Je n’avais pas le choix. » Au souvenir de cette époque, Drakon eut un geste d’impuissance mâtinée de colère. « Je l’ai maintenant. Je veux me battre pour ce à quoi je tiens. Je ne sais pas encore exactement ce que c’est. Éliminer les serpents et ce qui restait du pouvoir syndic était une nécessité immédiate. Je pouvais au moins planifier et réaliser cela, mais… ensuite… Je cherche encore. »
Elle le dévisagea si longuement en silence qu’il se demanda s’il ne devait pas ajouter quelque chose. « J’ai peur de vous, général Drakon, finit-elle par avouer. De ce à quoi vous pourriez me contraindre. Je refuse d’assister à la destruction de Midway.
— Je n’y tiens pas non plus. » Il ponctua sa phrase d’un martèlement de la table. « Vous me croyez stupide ?
— Non.
— En ce cas, s’il y a moyen que vous reveniez ici aux commandes d’un cuirassé, pourquoi aurais-je la bêtise de tenter de m’emparer du pouvoir en votre absence ? Restons pragmatiques. Si j’aspirais à prendre le pouvoir, mon premier geste serait de vous abattre. Avec un peu de chance, les forces mobiles – les vaisseaux – se rangeraient de mon côté. Sans eux, ma position reste intenable. »
Iceni sourit. « Vous avez manifestement réfléchi à un moyen de vous débarrasser de moi.
— Prétendriez-vous n’avoir pas songé, de votre côté, à éliminer le rival que je suis ? Le hic, c’est que, si vous quittez Midway, je ne puis plus vous atteindre. Partir reste pour vous la seule méthode vous garantissant que je ne prendrai pas le pouvoir. Elle ne vous rend pas plus vulnérable mais au contraire inattaquable. Du moins pour ce qui me concerne. »
Elle le fixa encore puis éclata de rire. « Votre logique est infaillible, général.
— Quand partez-vous ? Et allons-nous en informer les citoyens ?
— Dès que possible. Et… quant à leur faire part de mon départ, il existe de bons arguments pour et de bons arguments contre. » Les yeux d’Iceni se reportèrent sur l’écran des étoiles. « Si je disparaissais soudainement, trop de gens en concluraient que le général Drakon a éliminé la concurrence. Dès que ma flottille sautera pour Kane, j’ordonnerai à mon état-major d’apprendre à nos concitoyens que je me suis rendue en mission spéciale pour…
— … tenter d’apporter la paix chez nos voisins ? suggéra ironiquement le général.
— Oh, parfait ! Oui. En mission pacificatrice.
— Je ne parlais pas sérieusement. Qu’adviendra-t-il à votre retour, quand on apprendra qu’en réalité vous étiez partie arraisonner un cuirassé ? »
Iceni lui sourit de nouveau. « J’aurai un cuirassé sous mes ordres. Je n’aurai cure du qu’en-dira-t-on. »
Cette fois, Drakon ne lui retourna pas son sourire. « “On” ? Suis-je compris dans ce “on” ? Vous disposerez alors d’une énorme puissance de feu.
— Oui. Il faudra me faire confiance. »
Au moins s’était-elle gardée de le citer sur le ton de la dérision. « Comment comptez-vous vous en emparer ? En lançant des troupes d’assaut composées des équipages de vos forces mobiles ?
— Que me proposez-vous ?
— Plus que de besoin. Pouvez-vous afficher le dernier statut de vos forces mobiles ? » Drakon étudia les données en même temps qu’elles apparaissaient sur l’écran. « Capacité d’amarrage disponible très restreinte, et vous ne pourrez embarquer que trois navettes. Je me propose de vous fournir trois sections des forces spéciales. Bien trop peu sans doute pour venir à bout de l’équipage d’un cuirassé pleinement opérationnel, mais, compte tenu de l’équipage réduit de celui-ci, cela devrait suffire.
— J’accepte votre recommandation, déclara Iceni. Qui commandera à vos forces spéciales ?
— Normalement, un lieutenant ou un capitaine, tout au plus, pour des effectifs si peu nombreux. » Il vit transparaître son hésitation à l’énoncé de ces grades. « Ce qui correspondrait à réalisateur ou sous-réalisateur. Mais il vous faudra quelqu’un d’un échelon assez élevé pour prendre le commandement d’un cuirassé, quelqu’un dont nous ne douterions ni de la loyauté ni de la compétence. Et le plus expérimenté possible. »
Drakon s’interrompit de nouveau pour réfléchir. Ordinairement, il aurait envisagé d’envoyer Morgan ou Malin, mais Morgan en faisait un peu trop à sa tête ces temps derniers et, après le comportement qu’avait observé Malin lors de l’assaut de la station orbitale, Drakon ne se ressentait pas de le perdre trop longtemps de vue. « Le colonel Rogero. Le meilleur qui soit pour une telle opération. Agressif, compétent et aussi fiable qu’on peut l’être. D’autant que ses subordonnés n’auront aucune peine à prendre sa relève jusqu’à son retour.
— Rogero ? s’étonna Iceni. Fiable ? »
Elle était au courant pour la femme qui commandait à un croiseur de combat de l’Alliance. Drakon lui-même le lui avait appris quand Rogero lui avait envoyé un message lors du dernier passage de la flotte de l’Alliance. « Absolument.