— Quels sont vos autres officiers supérieurs ?
— Kaï est solide mais parfois un peu lent. Il préfère planifier avant d’agir puis suivre son plan à la lettre. Il vous faut quelqu’un de plus souple et réactif. Gaiene est suffisamment agressif, quelquefois même un peu trop, mais, livré à lui-même, il peut lui arriver de légèrement dérailler. Avec trois sections en tout et pour tout, vous ne pouvez pas vous encombrer d’un type qui prend trop de risques. Je ne jurerais pas non plus que les subalternes de Gaiene seraient capables de bien faire leur boulot sans sa supervision. »
Iceni le fixa encore longuement, comme si elle cherchait à lire dans ses pensées, puis elle opina du bonnet. « Très bien. Vos soldats et le colonel Rogero devront être en orbite dès que possible. »
Drakon procéda de tête à une brève estimation. « Deux heures.
— Pouvez-vous réduire à une ?
— Non. En outre, je pourrais sans doute faire passer deux heures de bousculade pour un exercice d’entraînement, tandis qu’une heure d’affolement attirerait beaucoup trop l’attention.
— D’accord, en ce cas. Deux heures. Nous nous reverrons à mon retour, général Drakon. »
Bien qu’elle eût décidé n’avoir pas d’autre choix que de se rendre à Kane, la perspective de devoir se fier à Drakon pour ne pas la poignarder dans le dos en son absence mettait Iceni dans une humeur encore plus exécrable, alors même qu’elle se préparait hâtivement à prendre une navette pour gagner le C-448. Elle risquait de perdre le contrôle de Midway et de se retrouver de nouveau à la merci de l’équipage de ces vaisseaux. Certes, ces hommes et ces femmes lui avaient juré fidélité, mais ils avaient prêté le même serment aux Mondes syndiqués. Tout CECH savait comme il était facile de trahir ces vœux malcommodes, mais, à présent, la piétaille l’avait certainement appris aussi.
Tout comme elle-même avait appris à quel point il était aisé de se débarrasser de figures de l’autorité. Les travailleurs avaient désormais accès aux règles que suivaient depuis des générations les plus hauts échelons de la hiérarchie, et ce n’était assurément pas de bon augure pour ces derniers.
Elle ne pouvait pas non plus emmener ses gardes du corps pour un si long trajet à bord d’un bâtiment aussi petit qu’un croiseur lourd. On manquait de place et, dans les quartiers étriqués et surpeuplés d’un vaisseau, les risques de mésentente et de violence étaient par trop élevés.
Elle se vit en imagination balancée d’un sas dans le vide par des travailleurs hilares et tressaillit nerveusement quand la porte de son bureau lui annonça une visite. Togo. Elle n’aurait assurément pas dû le redouter, mais sa réaction disproportionnée n’améliora guère ses dispositions premières. Merveilleux ! Elle n’était pas encore à bord d’une navette, n’avait même pas quitté son bureau, et elle avait déjà les nerfs en pelote.
« Qu’y a-t-il ? aboya-t-elle à son entrée.
— Vous m’avez demandé de dénicher ce que je pouvais sur Malin et Morgan, répondit Togo, imperméable à son humeur bougonne. Je me suis dit qu’il valait mieux vous faire part de ce que j’avais déterré avant votre départ. Pardonnez-moi si j’ai fait erreur.
— Non. Tu as eu raison. J’aimerais autant en savoir le plus possible sur Drakon et son équipe avant d’abandonner Midway entre leurs mains. » Elle ferma les yeux, s’efforça de s’apaiser puis les rouvrit. « Assieds-toi. Qu’as-tu découvert ? »
Togo s’exécuta mais, au lieu de se détendre une fois assis, il garda l’échine roide. Il n’était pas resté l’assistant personnel d’une CECH durant tout ce temps en tablant sur sa promiscuité avec les puissants. Il sortit son lecteur, s’éclaircit la voix et entreprit de réciter son rapport : « Le colonel Malin est le fils d’une femme célibataire du personnel médical devenue veuve quatre ans avant sa naissance, son époux ayant trouvé la mort en combattant l’Alliance.
— Embryon congelé ou aventure d’un soir ?
— Aventure, manifestement. Malin est de père inconnu. »
Rien d’inhabituel là-dedans après toutes ces années de guerre. Tant d’hommes et de femmes avaient perdu leur conjoint et cherché à se faire aider à subvenir aux besoins de leur progéniture sans poser de questions.
« La mère de Bran Malin l’a aidé à entrer dans les rangs du sous-encadrement, poursuivit Togo. Elle-même a atteint le rang de vice-CECH avant de prendre sa retraite, mais elle est morte il y a quelques années d’une longue maladie contractée durant son travail dans un institut de recherches médicales classé top secret. Après avoir occupé plusieurs postes d’active ou d’appui, Bran Malin a demandé à être muté dans une force terrestre commandée par Drakon. Il a aujourd’hui vingt-huit ans et sert le général depuis sept, d’abord en commandant directement à des unités des forces terrestres puis en devenant son conseiller intime de confiance. » Togo abaissa son lecteur. « C’est à peu près tout, mais je peux aussi vous donner de mémoire la liste de ses affectations antérieures. Votre évaluation précédente, selon laquelle il serait de sang-froid et prudent, a été corroborée par tous les informateurs que j’ai trouvés. Dans la mesure où il possède ces deux qualités, rien dans ses états de service n’indique qu’il a jamais exprimé le moindre mécontentement sous la férule des Syndics. »
Iceni médita tout cela puis hocha la tête. « Et Morgan ?
— Son passé est beaucoup plus passionnant.
— Je m’en doutais plus ou moins. »
Cette constatation lui valut un petit sourire de Togo avant qu’il ne reprît sa physionomie impassible habituelle. « Les parents de Roh Morgan sont morts en combattant dans sa prime jeunesse et elle a grandi dans un certain nombre d’orphelinats officiels. Elle s’est engagée dans les forces terrestres dès qu’elle a eu l’âge légal et s’est portée volontaire pour le service des commandos. Son entraînement dans cette arme a été coupé court, et il m’a fallu énormément me décarcasser pour découvrir ce qui s’était passé ensuite. »
Iceni se pencha, la mine intriguée. « Une affectation secrète ?
— Considérablement, madame la présidente. Tellement secrète que son nom de code lui-même semble avoir été gommé des archives. Mais j’ai réussi à reconstituer le puzzle à partir de ce qu’il en restait dans les dossiers du SSI. Il s’agissait d’une opération visant l’espèce Énigma.
— Les Énigmas ? » Iceni ne s’était pas attendue à ça. « Toutes les expéditions lancées par les Mondes syndiqués au cours du dernier siècle pour en apprendre plus long sur l’espèce Énigma se sont soldées par un échec.
— Y compris celle à laquelle a participé Roh Morgan, confirma Togo. J’ai pu déterminer que celle-là impliquait l’emploi de petits astéroïdes naturels artificiellement excavés pour y loger un unique commando plongé en sommeil de survie et le matériel nécessaire à l’y maintenir. Ces astéroïdes ont été largués d’un vaisseau depuis l’espace extérieur d’un système stellaire contrôlé par les Énigmas et propulsés vers les planètes intérieures à une vélocité suffisamment réduite pour paraître normale.
— Pas étonnant qu’on ait plongé les commandos en sommeil cryogénique. À de telles vitesses, les astéroïdes ont dû mettre des décennies à les atteindre.
— En effet. » Togo s’interrompit puis secoua la tête. « Quand le commando était assez proche d’une planète, on le réveillait. Il devait alors atterrir et transmettre toutes les informations qu’il pouvait dénicher avant d’être traqué et abattu par les Énigmas. »
Iceni le dévisagea. « Une mission suicide durant des décennies sans garantie de succès ? Et Morgan s’était portée volontaire ? »