— En effet, répéta Togo. Comme vous le savez, le gouvernement syndic tenait désespérément à recueillir des renseignements sur l’espèce Énigma. Au cours des deux premières décennies, les extraterrestres ne montrèrent par aucun signe qu’ils étaient au courant de cette opération, mais, quand quelques-uns de ces astéroïdes commencèrent d’approcher de l’intérieur de leur système, ils entreprirent de les viser et de les détruire l’un après l’autre. Il fut décidé qu’on tenterait de récupérer les survivants, et deux d’entre eux, dont Morgan, furent exfiltrés par un drone que les Énigmas, pour une raison obscure, ne détruisirent pas.
— Bizarre, déclara Iceni. Déjà que les Énigmas aient permis leur récupération, mais, bien davantage encore, qu’un CECH ait approuvé qu’on risque un matériel aussi précieux pour sauver deux employés subalternes. »
Togo eut comme un geste d’excuse. « Le propos n’était pas de leur sauver la vie. Il s’agissait surtout de récupérer les deux astéroïdes intacts aux fins d’examen, pour chercher à déceler ce qui les avait trahis aux yeux des Énigmas. Le sauvetage de Morgan et de l’autre commando n’était qu’un sous-produit de l’opération.
— Oh ! Bien sûr ! » Iceni ne se donna pas la peine de demander à Togo si cet examen scrupuleux avait donné un résultat : elle savait qu’il n’en était rien. Les astéroïdes, comme tout ce qu’avaient entrepris les Mondes syndiqués contre les Énigmas, avaient fait chou blanc à cause des logiciels espions que les extraterrestres implantaient au niveau quantique dans tous les systèmes informatiques des Syndics. Grâce à ces vers, ils avaient vent de toutes leurs entreprises et pouvaient même berner leurs senseurs et se rendre invisibles. Les Syndics n’avaient jamais réussi à les trouver, car ils restaient indétectables aux contre-mesures de sécurité informatique standard. Non, c’était l’Alliance qui s’en était chargée. Ou plutôt Black Jack, pour être précis. Il avait ensuite confié aux Mondes syndiqués le secret permettant de détecter et neutraliser ces logiciels. La honte engendrée par cet ultime échec des Syndics avait porté le coup final à Iceni : c’était la goutte d’eau qui avait fait déborder le vase et l’avait poussée à ourdir sa révolte.
Togo tapota son lecteur. « Réveiller Morgan et l’autre commando rescapé a posé quelques problèmes. Ils n’avaient passé qu’une vingtaine d’années en sommeil de survie, période trop courte, normalement, pour engendrer des difficultés. Je n’ai pas réussi à découvrir de détails précis à cet égard, à part quelques vagues allusions. Certaines m’ont donné à penser que les commandos étaient soumis à un conditionnement mental spécial avant leur départ en mission.
— Un conditionnement mental spécial ? » Ça pouvait recouvrir un tas de choses, dont de nombreuses horreurs.
« Je n’ai aucune certitude, madame la présidente. Les évaluations psychologiques de Morgan après son réveil la plaçaient dans une fourchette tolérable, mais de manière erratique. On a repoussé sa demande de reprendre son service dans les commandos. Cela au moment même où, à la suite de l’échec de plusieurs opérations offensives majeures, échec qui s’est traduit chez les jeunes cadres par des pertes encore supérieures à la moyenne, les forces terrestres commençaient à cruellement en manquer. Nombre d’employés de première classe des forces terrestres, dont Morgan, ont alors été promus au rang de cadres subalternes. »
Iceni lui jeta un regard sceptique. « Elle a été promue à ce rang en dépit de ses antécédents et de ses évaluations ?
— Je n’ai pas pu en déterminer la raison, madame la présidente. Un de ses examens médicaux la déclare apte à une promotion immédiate, mais sans fournir d’explications. Morgan elle-même n’aurait pu soudoyer ou influencer quiconque aurait eu le pouvoir de prendre cette décision, mais on ne trouve aucune trace d’un protecteur susceptible d’être intervenu en sa faveur, ni non plus, d’ailleurs, d’une période de son passé où elle aurait pu se trouver un tel protecteur.
— Quand tu m’as dit que le passé du colonel Morgan était passionnant, je ne m’attendais pas à ce qu’il le fût à ce point, lâcha Iceni.
— Malheureusement pour elle, en raison des bizarreries de ses états de service et de ses évaluations psychologiques plus qu’anormales, aucun commandant des forces terrestres n’a accepté que la cadre subalterne Roh Morgan soit affectée sous ses ordres. En fin de compte, Drakon s’est dévoué au motif qu’elle méritait une seconde chance. »
Iceni fixa Togo en arquant un sourcil. « Est-ce ton opinion personnelle ou bien détiens-tu la preuve formelle qu’il a avancé cette justification ?
— Le message de Drakon donnant son accord était ainsi formulé : “Cette jeune cadre mérite une chance de succès.” Sa décision d’accorder une seconde chance à Morgan est sans doute pour beaucoup dans le dévouement qu’elle lui manifeste, encore que, selon mon informateur, elle voue aussi, désormais, une très grande admiration à ses qualités de chef et de stratège. »
Pour le moins intriguant. « Le colonel Morgan aurait donc ton âge ?
— Elle allait avoir dix-huit ans quand elle s’est portée volontaire pour cette mission suicide. Chronologiquement, elle est à présent plus vieille que moi, madame la présidente. Physiquement, puisqu’elle n’a pas vieilli en sommeil cryogénique, elle a tout juste vingt-sept ans. Elle sert Drakon depuis huit ans. »
Qu’est-ce qui peut bien pousser une jeune fille à se porter volontaire pour une mission suicide alors qu’elle n’a même pas dix-huit ans ? Iceni poussa un soupir en se demandant combien de filles et de garçons d’un âge équivalent étaient morts au cours de ce siècle de guerre contre l’Alliance. « Morgan travaillait donc déjà avec Drakon à l’arrivée de Malin ?
— Oui. Tous les témoignages indiquent qu’ils se sont profondément détestés dès leur première rencontre.
— Une haine immédiate ? » Pourtant tous deux étaient restés avec Drakon. Était-il un chef charismatique ? L’explication ne semblait pas suffisante. « Comment sont les évaluations psychologiques de Morgan aujourd’hui ?
— Assez tangentielles à la déviance standard pour paraître tolérables. »
Ce n’était assurément pas le constat sans appel d’une stabilité émotionnelle. « Intéressant. C’est plus que je n’en savais, mais ça laisse de nombreuses questions sans réponse. Tiens-toi à l’affût de tout ce que tu pourrais encore trouver. Ces deux-là sont très proches du général Drakon et en comprendre la raison devrait me permettre de mieux connaître Drakon. As-tu des questions sur la manière dont tu devras conduire les affaires en mon absence ? »
Togo hésita. « J’ai demandé l’autorisation de vous accompagner, madame la présidente. Comme nous l’avons vu récemment, les forces mobiles elles-mêmes ne sont pas imperméables aux tentatives d’assassinat, et, si quelqu’un de l’armée vous voulait du mal, vous frapper alors que vous seriez hors de ce système stellaire pourrait être regardé comme le moyen idéal de détourner l’attention des vrais coupables. »
Iceni le fixa avec intensité. « Aurais-tu des informations sur un projet de cette espèce ?
— Non.
— Je n’ai aucune raison de croire qu’on pourrait fomenter une telle tentative. »
Ce n’était pas entièrement vrai. Pas du tout, en l’occurrence. Mais son informateur proche de Drakon était à même de savoir si le général aurait les moyens, sur place, de commanditer un attentat contre elle. Togo lui-même ignorait son existence, car cette source était tout bonnement trop importante pour qu’on risquât de la compromettre.
« Je ne sais pas ce que vous a dit le général Drakon, madame la présidente…