Marphissa transmit l’instruction puis se tourna vers Iceni. « S’ils souffraient réellement d’une épidémie, le règlement aurait exigé de cette installation qu’elle diffuse à notre intention un avertissement standard dès notre irruption dans le système. Au lieu de cela, ce message nous arrive au terme d’un délai suffisant pour qu’elle ait reçu entre-temps des autorités de la deuxième planète l’ordre de l’envoyer après avoir entendu votre refus d’obtempérer à leur demande.
— Surprenante coïncidence, non ? »
Marphissa prêta l’oreille à un message interne puis hocha la tête. « Compris, lâcha-t-elle. Madame la présidente, mon médecin de bord affirme que cette vice-CECH Petrov était manifestement soumise à une très forte tension quand elle a envoyé son message, mais qu’elle ne montrait aucun symptôme de maladie ni de stress durable en dehors de celui d’un CECH normal. »
Iceni observait les lents changements de position des divers objets qu’affichait son écran à mesure que sa flottille piquait régulièrement sur la géante gazeuse et que les planètes, lunes, satellites et comètes du système de Kane se déplaçaient de plus en plus paresseusement autour de leur soleil et sur leur orbite. « La flottille proche de la géante gazeuse n’a toujours pas bougé. Combien de temps peut-elle encore attendre pour s’ébranler si elle tient à nous intercepter avant que nous n’atteignions une position nous permettant de voir ce qui se trouve derrière la courbure de la planète ?
— Approximativement… (Marphissa haussa les épaules) trois heures avant que nous n’arrivions à cette géante gazeuse. Tout dépend de la position du cuirassé derrière elle. »
Quelque chose clochait et Iceni finit par mettre le doigt dessus. « Ils cherchent à nous prévenir. Nous avons ignoré leurs avertissements. Vous savez comment ça marche. Si le premier coup de semonce ou la première menace échoue, c’est l’escalade. On met la barre plus haut jusqu’à trouver enfin un moyen de pression auquel l’adversaire prêtera attention. De quoi disposent-ils qui pourrait nous intimider ? »
Marphissa ne plissa le front qu’une seconde. « D’un cuirassé.
— Oui. Et s’ils donnaient ce cuirassé et déclaraient : “Dégagez. Zone interdite”, la CECH Janusa elle-même devrait obtempérer. Mais ils ne s’y sont pas encore résolus. » Pas plus que le commandant de la flottille n’avait répondu à l’ordre direct d’Iceni lui demandant de la contacter. Étrange, cela aussi. « Toujours rien des unités de cette flottille ?
— Non, madame la présidente. Rien encore. »
Iceni fronça les sourcils. « Lorsque j’étais encore un jeune cadre, voir une vice-CECH, ç’aurait été pour le moins inhabituel. Nous contactions toujours les unités que nous rencontrions par des canaux non autorisés pour leur extorquer les dernières informations classées confidentielles afin d’anticiper sur les événements et de préparer notre personnel à se défendre contre des actions hostiles. » Mais personne dans son bon sens ne l’aurait admis en présence d’un supérieur. Iceni s’était parfois demandé ce qu’auraient accompli les Mondes syndiqués si leur encadrement n’avait pas consacré tant d’efforts à des luttes intestines. La guerre avait souvent donné l’impression d’être remisée derrière les combats politiques.
« Vraiment ? fit la kommodore Marphissa en feignant la candeur. Si cela se produisait encore, bien sûr, je ne l’affirme pas, si cela devait encore arriver, je m’y attendrais en l’occurrence. Mais nous ne recevons rien de tel.
— Quelqu’un a dû verrouiller aussi les canaux officieux, hasarda Iceni. Les serpents auraient-ils massacré l’équipage de ces vaisseaux comme ils l’ont fait sur l’A-6336 ?
— Ce serait scier leur branche en cas d’affrontement. Ils ne pourraient plus manœuvrer que les unités pilotées automatiquement. » Marphissa scruta son écran. « À moins qu’il n’y ait eu une révolution et que les matelots de ces unités refusent de se trahir, compte tenu de notre supériorité numérique.
— Tout est possible. » Iceni enfonça une touche de son panneau des communications internes. « Colonel Rogero, avez-vous pu intercepter les transmissions des forces terrestres de ce système ?
— Oui, madame la présidente. »
Au vu de son maintien et de son élocution, le professionnalisme de Rogero semblait encore plus prometteur que ne l’avait suggéré l’éloge de Drakon. Ce qui ne rendait que plus inexplicable le faux pas qu’il avait commis en s’amourachant d’un officier ennemi. Sauf, bien sûr, si cette femme était vraiment exceptionnelle. Et il serait absurde de lui poser la question puisque, s’il en est épris, il verra certainement en elle la seule femme hors du commun qui fut, est et sera jamais. L’amour a sur les esprits un impact trop négatif pour permettre aux amants d’y voir clair. « Y a-t-il quelque chose qui sorte de l’ordinaire ?
— Une seule chose. Toutes les communications semblent parfaitement routinières.
— Et ça vous paraît extraordinaire ?
— Alors que nous venons tout juste de débarquer, madame la présidente ? On aurait pu s’attendre à des réactions, des discussions, n’importe quoi qui trahirait au moins la conscience de notre présence. Il n’y a rien eu de tel.
— Pourriez-vous m’expliquer ce que cela signifie, colonel ?
— Non. C’est inattendu et anormal. C’est tout ce que je peux en dire. » Rogero s’était tourné pour discuter avec un tiers, mais il fit de nouveau face à Iceni. « Mon analyste des coms n’a capté aucun message adressé aux forces terrestres indiquant qu’elles se trouvent à bord du cuirassé proche de la géante gazeuse. Si elle cherchait à nous dissimuler leur présence à bord, la planète ne communiquerait sans doute pas avec elles, mais on tombe toujours sur des fuites dans d’autres transmissions : quelqu’un qui fait allusion à des fournitures, à un mouvement de troupes ou à un autre détail qui dévoile le pot aux roses. Là encore, on n’a rien trouvé.
— Nous n’aurons donc affaire qu’aux seuls équipages réguliers ? » C’était plutôt une bonne nouvelle.
« Madame la présidente, il me semble peu plausible que des forces terrestres soient embarquées sur cette unité mobile, mais, si des vipères ou des serpents se trouvaient à bord de ce cuirassé, nous serions dans l’incapacité de vous le dire. Le SSI est très doué pour dissimuler des informations dans des communications d’apparence routinière et anodine. »
Pas si bonne que cela, en définitive. « Merci pour cette évaluation de la situation, colonel. Nous atteindrons la géante gazeuse sous vingt heures. Combien de temps mettront vos soldats pour embarquer sur les navettes si j’ordonne l’arraisonnement du cuirassé ?
— Deux minutes. Nous serons parés et en cuirasse de combat. » Rogero hésita. « Vous êtes consciente que, si une section importante de ce bâtiment dispose d’armes opérationnelles, nos navettes ne survivront pas assez longtemps pour l’atteindre. Lors d’un assaut de cet ordre, la durée de vie d’une navette se mesure en secondes.
— Je comprends. » Iceni ne s’était pas rendu compte que la partie serait à ce point inégale pour les navettes, mais tout tiendrait sans doute à la proportion des armes du cuirassé qui seraient activées.
Quand Rogero eut raccroché, elle réfléchit à ses options. Il n’y avait plus grand-chose qu’elle pût faire pour influer sur le cours des événements, mais il restait encore une flèche dans son carquois. « Quand nous nous approcherons de la géante gazeuse, je mettrai bas le masque et je déclinerai ma véritable identité en expliquant qui nous sommes réellement, dit-elle à Marphissa. S’il s’agit de serpents, cela devrait suffire à les faire sortir de leur trou. Sinon ils sauront qu’ils peuvent éviter le combat. » Vingt heures s’écouleraient encore avant qu’ils n’atteignent l’installation, et vraisemblablement dix-sept avant que l’autre flottille ne s’ébranle.