Iceni éclata de rire, brusquement soulagée. « Les imbéciles ! Sans doute n’ont-ils même pas encore remarqué les navettes. » Son croiseur lourd pivotait de nouveau, comme ses camarades, pour continuer de contourner la géante gazeuse, reconnaissant à l’énorme planète de lui prodiguer l’assistance de sa gravité, tandis que la flottille accélérait derechef.
Le cuirassé se trouva un instant juste à côté d’elle, puis elle le dépassa. Mais il restait toujours effroyablement proche. Cela étant, les navettes avaient pratiquement atteint sa coque. « Veillez à larguer des relais, ordonna Iceni. Je veux pouvoir encore observer les forces spéciales quand nous ne serons plus en visuel. Avez-vous réussi à contacter le sous-chef Kontos ?
— Non, madame ma présidente. Nous larguerons les relais dès que nous aurons contourné la gazeuse.
— Les navettes ont opéré le contact, déclara le spécialiste des opérations. Elles rapportent la présence de solides verrous sur la coque aux positions ciblées.
— Elles sont à l’intérieur de la zone de tir des lances de l’enfer, ajouta le spécialiste de l’armement. Les navettes sont désormais à l’abri des tirs défensifs. »
Le regard d’Iceni s’attarda un instant sur une image de son écran montrant le cargo démantibulé et hors de contrôle, filant derrière le cuirassé et s’abattant inexorablement vers l’atmosphère de la géante gazeuse. S’il y avait des rescapés à son bord, ils ne survivraient pas longtemps. Je n’y peux rigoureusement rien. Si d’aventure je tenais à arracher ces serpents à leur sort, ils seraient désormais trop loin derrière nous pour qu’un de mes vaisseaux les rejoigne à temps et leur porte secours.
Ça n’en reste pas moins une mort atroce.
« Donnez-moi une fenêtre connectée aux équipes des forces terrestres », ordonna-t-elle. Elle s’alluma devant elle un instant plus tard. Il lui suffisait de tourner la tête et d’effleurer une des vignettes pour connaître la position des chefs d’équipe et savoir où ils en étaient. Les divers écrans clignotèrent quelques secondes puis se stabilisèrent. « Qu’est-il arrivé ?
— Quelqu’un a tenté de brouiller la connexion à bord du cuirassé, répondit le spécialiste des coms. On est passé en force.
— Passez-moi le… Où est le… ? » Elle finit par trouver le bon point de contact et l’image fournie par la cuirasse de Rogero s’agrandit sous ses yeux, en même temps qu’elle percevait ses transmissions.
Vue à travers le vide de l’espace selon un angle aigu tangent à une cloison légèrement incurvée, le long de laquelle d’autres cuirasses de combat semblaient comme en suspension, l’image offrait un aspect pour le moins singulier. « Faites sauter le verrou », entendit-elle Rogero ordonner.
Un des soldats plaça soigneusement un dispositif gros comme la paume de la main puis attendit que des informations eussent fini de se dérouler sur son écran. « Code d’accès cassé, rapporta le soldat. Code de dérogation bloqué. Verrou automatique désactivé. Verrou local désengagé. »
Une large section de la cloison recula puis glissa sur le côté. Du poste d’observation de Rogero, Iceni voyait la couche extérieure du cuirassé former un épais blindage près du verrou. « On entre ! ordonna Rogero. Au pas de charge, les armes parées à tirer. »
Onze
Iceni avait consulté le plan d’intervention de Rogero et savait que chaque équipe des forces spéciales avait son objectif précis. La première gagnerait le centre de contrôle de l’ingénierie pour y secourir les matelots rescapés, la deuxième celui de l’armement et la troisième, avec Rogero, la passerelle.
Elles avaient dû franchir deux autres sas pour pénétrer dans le cuirassé, en traversant des couches successives de blindage et en laissant derrière elles de petits relais de com chargés de retransmettre un signal clair même si les écoutilles se refermaient après leur passage. Les soldats ne rencontrèrent pas âme qui vive à leur émergence du dernier sas ; ils débouchèrent dans des coursives désertes à flanquer la chair de poule, qui filaient dans toutes les directions.
L’un d’eux leva le bras pour désigner un angle : « Caméra de surveillance du sas. Elle n’est pas indiquée sur le plan.
— Matériel du SSI, lâcha Rogero. Les serpents nous savent maintenant à l’intérieur. Continuez. »
Les trois groupes se dispersèrent, chacun visant son objectif. Rogero avançait au milieu du sien. « Sous-chef Kontos, ici le colonel Rogero du système indépendant de Midway. Nous sommes entrés dans le bâtiment et nous nous dirigeons vers votre position. Pouvez-vous me capter ? »
Pas de réponse.
Iceni vit une nuée d’icônes traverser l’écran de visière du colonel. « L’équipe Deux a rencontré une résistance », lui rapporta une voix de femme qui sonnait légèrement étouffée à travers le système de com reliant toutes les combinaisons entre elles en un réseau dont chaque poste était mobile. « Pas de vipères. Je répète : pas de vipères.
— Tâchez d’en prendre une en vie, qu’elle nous apprenne combien elles sont à bord et s’il y a des serpents sur ce machin.
— Négatif. Tous morts. » Le chef de l’autre équipe n’avait pas l’air de trop s’en émouvoir. « Poursuivons vers notre objectif.
— Mais de quelle taille sont donc ces foutus engins ? marmotta un soldat dans son micro alors qu’il tournait un coin pour aborder une autre longue coursive, coupée à intervalle régulier par une cloison munie d’une écoutille de sécurité blindée.
— On peut s’y perdre pendant des jours, affirma un de ses camarades. Comment se fait-il qu’aucune de ces écoutilles ne soit fermée hermétiquement, mon colonel ?
— Elles sont contrôlées depuis la passerelle. Ça fait partie du système antimutinerie. Les serpents ne peuvent en investir qu’une seule à la fois. Prenez à gauche, ordonna-t-il alors qu’ils atteignaient une intersection.
— Mais le plan de nos visières…
— … mène tout droit à la passerelle. Devinez où les serpents vont nous attendre…
— Équipe Trois a rencontré une poche de résistance. Un soldat à terre.
— Équipe Deux tombée dans une embuscade. Quatre, cinq serpents. Il en reste un en vie.
— Faites-le parler. » En dépit de la fatigue qu’elle trahissait, la voix de Rogero restait égale. Son équipe s’engagea dans une autre coursive.
« Équipe Trois a triomphé de la résistance. Quatre serpents abattus.
— Équipe Trois annonce que le prisonnier est mort avant d’avoir parlé. Ça ressemble à un suicide induit par conditionnement.
— C’est dingue, grommela un troufion.
— Ce sont des serpents. Tu t’attendais à quoi ?
— Baissez le ton, ordonna Rogero. Là ! Empruntez cette rampe. »
L’attention d’Iceni se détourna un instant des soldats pour de nouveau se concentrer sur la passerelle de son croiseur lourd. « Quelle tournure ça prend ? demanda-t-elle à Marphissa.
— L’autre flottille revient droit sur le cuirassé. Vingt minutes avant interception. Comment se débrouillent les rampants ?
— Plutôt bien jusque-là. Prévenez-moi quand nous serons à dix minutes de l’interception. Je veux qu’on concentre le feu sur le croiseur lourd et les croiseurs légers. Les avisos pourraient pilonner le cuirassé pendant une journée entière sans l’égratigner.
— À vos ordres, madame la présidente. »
Retour à Rogero, qui venait d’enfiler une autre coursive mais progressait plus lentement : ses soldats se déplaçaient en tandems qui se ruaient en avant pendant que leurs camarades couvraient leur charge de leurs armes. La passerelle était profondément enfouie au cœur du cuirassé, bien protégée et reliée à des senseurs extérieurs, de sorte qu’elle jouissait d’une aussi bonne vision de ce qui se passait hors du bâtiment que si elle était placée sur sa coque dans un compartiment équipé de fenêtres panoramiques. Des fenêtres sur un vaisseau de guerre. Quelle drôle d’idée ! songea Iceni. Qui irait ouvrir des fenêtres réelles au lieu de virtuelles sur un astronef, et se priverait ainsi de renforcer le plus possible sa coque ?