Difficile de croire qu’il n’y avait plus aucun danger. La flottille ennemie était déconfite, la plupart de ses unités refusaient désormais de combattre Iceni et leurs officiers et matelots survivants envoyaient des coups de sonde pour chercher à découvrir ce qu’elle venait faire à Kane. Il lui faudrait laisser Marphissa s’en charger, au moins un moment, car l’essentiel pour l’heure était d’obtenir l’ouverture de la passerelle du cuirassé.
Elle sortit de la navette, franchit le sas et posa le pied sur le pont du bâtiment. De son cuirassé. La soute des navettes n’était pas encore opérationnelle, si bien que sas et tubes d’accès devraient suffire. Certes, pour un vaisseau de guerre, il méritait encore un bon coup de propre, mais c’était aussi la meilleure unité défensive dont elle pût rêver.
Planté au bout de la brève coursive et regardant dans sa direction, le colonel Rogero l’attendait à sa sortie du sas. Elle se tourna pour lui faire face. Il ébaucha un salut et releva son arme pour tirer.
Douze
Iceni crut que son cœur allait s’arrêter puis elle se rendit lentement compte que Rogero n’avait tiré qu’une seule fois et l’avait manquée. Elle tourna la tête et vit un serpent vaciller quelques pas derrière elle, un grand trou dans la poitrine. L’arme de l’homme lui tomba des mains et il s’effondra sur le pont.
Rogero la contourna au pas de course pour aller examiner le corps. Il confirma sa mort.
Iceni déglutit. Son cœur s’était remis à battre. « Je croyais vous avoir entendu m’affirmer que vos soldats sauraient me protéger durant ma visite de cette unité, colonel Rogero.
— J’avais posté des gardes…
— Eh bien, ceux qui étaient de faction dans cette coursive sont déjà morts ou le seront bientôt…
— Madame la présidente… » Rogero venait de lui couper la parole au beau milieu d’une menace de peloton d’exécution. « Je n’en avais pas posté dans cette coursive. »
Elle pouvait ordonner qu’on l’abatte sur-le-champ ou bien écouter ses justifications. « Pourquoi ? demanda-t-elle en faisant preuve, selon elle, d’un admirable sang-froid.
— Parce que nous savions que les serpents avaient truffé cette unité de matériel de surveillance, mais que nous ne pouvions pas les repérer toutes dans le bref délai qui nous était imparti. Tout serpent survivant aurait su aussitôt où j’avais placé des sentinelles et, sachant aussi qu’une navette allait débarquer, sans doute avec une VIP à son bord, il aurait également constaté que cette coursive n’était pas surveillée. Nous savons qu’ils sont conditionnés pour combattre jusqu’à la mort plutôt que de se rendre. Un serpent rescapé, voyant cette coursive “accidentellement” négligée, aurait saisi l’occasion pour abattre cette VIP et profité de l’ouverture au lieu de courir le risque d’une embuscade ultérieure. D’une tentative qui aurait pu nous surprendre à tout moment et venir de n’importe quelle direction.
— Et en quoi, s’il vous plaît, est-ce que ça contribue à ma sécurité, colonel ?
— En ce que je savais précisément où et quand il me faudrait veiller sur vous, madame la présidente. »
Elle le scruta. Elle était toujours furieuse, mais la logique de son raisonnement commençait de lui apparaître. « Très bien. Ne refaites plus jamais cela.
— À vos ordres, madame la présidente.
— Est-ce pour de telles attentions que le général Drakon récompense ses subordonnés ?
— Oui, madame la présidente.
— Je suis différente, colonel Rogero. Vous seriez bien avisé de vous en souvenir. Conduisez-moi à la passerelle. »
La coursive qui menait à l’écoutille blindée de la passerelle lui semblait menaçante, consciente qu’elle était des yeux des matelots survivants posés sur elle et de toutes les défenses internes de la chambre forte braquées dans sa direction. « Ici la présidente Iceni. Cette unité des forces mobiles est désormais sous le contrôle des forces du système stellaire indépendant de Midway. Votre sécurité est garantie. Ouvrez-nous à présent. »
L’attente qui s’ensuivit lui fit l’effet d’être beaucoup trop longue. Iceni se demandait encore si elle ne devait pas ajouter quelque chose quand elle entendit bourdonner des rouages puis perçut le doux chuintement de verrous massifs. Il y ensuite un choc sourd puis l’écoutille s’ouvrit vers l’intérieur avec toute la pesanteur d’une lourde masse.
Iceni entra, suivie de Rogero et des premiers soldats.
La passerelle ne sentait pas franchement la rose, mais ça n’avait rien d’étonnant puisque les systèmes vitaux avaient fonctionné un bon moment de manière autonome, sur le mode d’urgence locale. Quant au personnel qui se trouvait à l’intérieur, il ne respirait pas non plus la propreté. Le sous-chef Kontos s’employait encore à l’aligner en deux courtes rangées face à l’entrée.
Iceni s’arrêtant, Kontos se retourna. Ce seul geste suffit à le contraindre à s’appuyer, pris de vertige, au plus proche équipement. Elle attendit qu’il se redressât pour la saluer d’un bras chancelant avant de se frapper la poitrine du poing. « Sous-chef Kontos, commandant intérimaire de l’équipage de neuvage du CU-78. »
Iceni lui retourna son salut, l’expression solennelle, et constata que les autres opérateurs alignés sur deux rangs avaient les jambes flageolantes, tandis que leurs visages émaciés trahissaient les privations. « Vous manquiez de rations ?
— L’unité n’étant pas opérationnelle, les stocks de secours n’étaient pas encore pleinement approvisionnés, répondit Kontos haut et clair. Nous avons dû rationner les vivres afin de pouvoir tenir jusqu’à l’arrivée des renforts. » Là-dessus, il s’affala derechef contre une autre console et lutta pour se remettre debout.
« Repos, tout le monde, ordonna Iceni. C’est bon pour vous aussi, sous-chef Kontos. Asseyez-vous ou allongez-vous, comme il vous plaira. Avons-nous toujours une connexion, kommodore Marphissa ?
— Oui, madame la présidente.
— Ramenez cette navette à votre croiseur. Que la doctoresse du C-448 et son assistant se pointent le plus tôt possible sur le cuirassé. Ces matelots ont besoin de soins. J’ignore de quelles fournitures médicales dispose cette unité, alors veillez à ce qu’elle emporte un pack de campagne d’urgence. »
Rogero avait enfin relevé la visière de sa cuirasse et s’était agenouillé pour aider Kontos à s’adosser à la console. Il se redressa, s’approcha d’Iceni et lui murmura à l’oreille : « Cet homme a assuré leur cohésion. Ils étaient en train de crever lentement de faim, claquemurés dans cette chambre forte et privés de communications avec l’extérieur sauf lorsqu’ils arrivaient à contourner pendant de très brèves périodes le blocage des serpents, mais il les a empêchés de flancher. Assez impressionnant pour un jeune sous-chef.
— Vous vous imaginez peut-être que j’allais le juger sévèrement pour s’être effondré ?
— Il n’est pas au mieux de sa forme, laissa diplomatiquement tomber Rogero.
— Je sais voir quand quelqu’un s’est échiné jusqu’à la limite de ses forces, colonel Rogero. Et je sais aussi ce qu’il a fallu déployer d’efforts pour pousser ces gens à résister efficacement. » Iceni hocha la tête, tout en observant le sous-chef Kontos affalé sur sa console. « S’il veut rester parmi nous, il sera le bienvenu en tant qu’officier de nos forces mobiles. »
Rogero sourit. « J’allais justement vous dire que, si vous n’en vouliez pas, le général Drakon l’accepterait volontiers.
— Dommage. J’ai la priorité, colonel.
— Vous avez déjà le cuirassé, madame la présidente. »
Iceni le fixa. Rogero avait donc le sens de l’humour. Qui l’eût cru ? « J’ai appris qu’un de vos soldats avait été blessé.